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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/101

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MAS
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autre, lorsque les circonstances l’exigent et que l’ambiance se modifie pour de bon. Ce qui est, en effet, remarquable, édifiant, c’est que les mêmes masses changent rapidement d’aspect et de conduite aussitôt que l’ambiance défavorable se désagrège sérieusement, prête à changer, elle aussi, de fond en comble.

L’histoire des révolutions nous dit qu’au cours des combats décisifs, au moment de la victoire, et pendant les quelques semaines ‒ ou quelques mois ‒ qui la suivent, les masses, se voyant libres d’agir, remplies d’un grand espoir, ne ressemblent plus en rien au troupeau moutonnier qu’elles furent encore à la veille des événements. Elles se montrent courageuses, vaillantes, actives, riches d’initiative et de ressources, prêtes à tous sacrifices, pleines d’esprit de recherche et de création. La révolution russe de 1917 le prouva une fois de plus, de façon éclatante.

Hélas ! Dans toutes les révolutions, jusqu’à présent, ‒ y compris la révolution russe, ‒ la liberté d’agir conquise par les masses fut vite bridée et leur espoir déçu. La nouvelle ambiance favorable se déformait rapidement, celle d’avant-révolution ‒ fatale pour la liberté et l’activité des masses ‒ rentrait dans ses droits et l’attitude des masses redevenait plate, servile, basse. Ce phénomène frappant trouve, entre autres, une explication fort répandue : les masses, affirme-t-on, n’ont pas de fond, elles sont vite fatiguées, épuisées, lasses, elle abandonnent la cause, et alors naturellement la révolution dégénère. Le lecteur trouvera plus loin une autre explication de cette dégénérescence. Mais quant à la lassitude des masses, disons tout de suite qu’à notre avis, c’est exactement le contraire qui se produit : la lassitude et l’abandon des masses sont non pas les causes, mais les conséquences du déclin et du non-aboutissement de la révolution. Ce n’est pas la révolution qui ne réussit pas parce que les masses en sont fatiguées, mais, au contraire, les masses deviennent lasses et indifférentes lorsque et parce que la révolution ne leur apporte pas le résultat recherché. Ce n’est pas la lassitude des masses qui précède le dépérissement de la révolution, mais toujours inversement : la déviation, l’égarement, la dégénérescence de la révolution précèdent, entraînent et expliquent la lassitude et l’abandon des masses. Aussi longtemps que ces dernières gardent intact l’espoir en la révolution, leur enthousiasme, leur activité, leur dévouement restent entiers. Ce n’est qu’au moment où elles sentent la révolution faussée, égarée, perdue pour elles, qu’elles lâchent pied. Et alors, tout change… C’est en étudiant de plus près la marche des révolutions passées et en suivant, témoin actif, les péripéties de la révolution russe, que j’ai acquis définitivement cette conviction.

Quelle est donc l’ambiance qui facilite et favorise les mouvements de l’individu et de la masse dans le sens du bien, c’est-à-dire, de la vaillance, de l’initiative et de l’activité créatrices, du dévouement, de la persévérance, etc., etc… ?

Pour nous, la réponse n’est pas douteuse : Cette ambiance favorable est la liberté d’action pour l’individu et l’ensemble d’individus (la masse). Liberté intégrale, effective, sans restriction ni réserve d’aucune sorte. Liberté de s’entendre par tous les moyens possibles ; liberté de s’organiser, de coopérer ; liberté de chercher, d’essayer, d’appliquer toute initiative, de déployer toute énergie, de détruire, de construire, de commettre des erreurs, de les rectifier, de faire, de défaire, de refaire, en un mot : d’agir, dans le plus vaste sens du terme.

Il va de soi qu’il existe d’autres éléments importants, tels que l’égalité (véritable), le sentiment mutuel de confiance et de fraternité, etc…, lesquels, une fois acquis, complètent et parfont cette ambiance. Mais

c’est la liberté qui en est la condition primordiale. C’est elle, précisément, qui permet à ces autres éléments de prendre corps, qui y mène même nécessairement, tant qu’elle n’est pas supprimée. C’est la liberté qui favorise l’action positive des masses et leur donne l’élan enthousiaste indispensable à la création, à l’inauguration progressive de la société nouvelle. C’est la liberté qui rend possibles la manifestation, l’application, l’activité féconde et le triomphe décisif des millions d’énergies et d’initiatives robustes et saines exigées par la tâche gigantesque de la reconstruction sociale.

Soulignons que, pour produire ses effets, la liberté doit être entière, générale, parfaite. Une demi-liberté, une liberté partielle, limitée, conditionnelle, réduite, ‒ timidement octroyée et rapidement retirée, à la première occasion, par l’autorité ‒ ne produirait aucune confiance, aucun enthousiasme durable et, finalement, aucun résultat. Pis encore : elle donnerait, justement, un résultat négatif. Ce n’est que le souffle puissant et continuel d’une véritable liberté, intégrale, universelle, qui serait en mesure de soulever et de jeter graduellement dans la grande action toutes les innombrables énergies positives d’un peuple. Ce n’est que dans l’ambiance d’une telle liberté que les éléments sains, vigoureux, productifs et créateurs pourraient triompher définitivement de tous les obstacles, de toutes les difficultés, de toutes les forces obscures et malsaines qui auraient surgi des ténèbres du passé.

Nous avons déjà attiré l’attention du lecteur sur un phénomène significatif qui se reproduit dans toutes les grandes révolutions (1789, en France ; 1917, en Russie) et qui appuie nos affirmations. Au début de la révolution, une fois le gouvernement par terre et la liberté d’agir acquise par les masses populaires, ces dernières se montrent pleines d’enthousiasme, de bonne volonté, d’un élan prodigieux vers le bien, vers une grande activité positive. Tout ce qu’il y a dans les masses de bon, de grand, d’actif, se fait jour, prêt à se mettre à l’œuvre inlassablement. Un certain temps s’écoule. Un nouveau gouvernement s’installe et commence sa besogne. Bientôt, l’ambiance change, et ce changement s’accentue tous les jours davantage. Des restrictions de toute sorte s’annoncent et se multiplient. Les masses se sentent surveillées, suspectées, serrées de près, repoussées. Leur initiative, leur activité sont de plus en plus ligotées, s’avèrent de plus en plus inutiles, sans but. L’initiative et l’action du gouvernement et de ses agents s’y substituent. Le souffle de la liberté s’éteint. De nouveau, comme auparavant, ce n’est pas la masse qui est libre d’agir, mais l’autorité et les milieux dirigeants, malgré qu’ils soient d’une nouvelle espèce. Alors, l’enthousiasme s’évapore, la masse s’arrête, se recroqueville, elle retombe dans son attitude ancienne : passive, obscure, négative.

Mais alors, une question ayant trait, justement, au problème des défauts de la masse, se pose. Si les masses sont pleines de ressources, si elles possèdent de l’énergie, de la bonne volonté, de l’initiative, si elles sont éprises de la liberté, de l’activité positive, etc., etc., comment expliquer alors que, chaque fois, elles cèdent tout ceci à une minorité dirigeante, se montrant ainsi impuissantes de maintenir la liberté acquise au début de la révolution, de la défendre, de la mettre en œuvre ? Un gouvernement ne nous tombe pas du ciel ! Ce sont les masses elles-mêmes qui le portent au pouvoir, qui, au moins, lui permettent de s’installer, qui, souvent, le réclament, l’acclament, lui prêtent confiance et concours, lui obéissent de bon gré. Alors ? (Une autre question serait légitime aussi. Comment se fait-il qu’à l’aube de l’histoire humaine, lorsque les premières grandes collectivités étaient en train de se former, les masses primitives, au lieu de bâtir et de dé-