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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/99

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MAS
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raient des preuves irréfutables. Tant que le problème en restera là, il ne pourra pas être tranché. La constatation que nous venons de faire, ne dit encore rien.

Autre chose. Puisque la masse n’est pas toujours bonne, admettons pour un instant qu’elle est foncièrement mauvaise. La masse est un ensemble d’individus. Si elle est mauvaise, c’est que l’individu en général ne vaut pas grand chose lui non plus. Se méfiant de la masse (la méprisant, etc.), on se méfie, en réalité, de la presque totalité des individus qui la composent (sauf soi-même et quelques autres exceptions). Alors, on est obligé d’adopter l’une des deux solutions suivantes :

La supériorité de quelques individus et partant une minorité d’élite chargée de diriger les masses et le processus social.

Cette solution soulève des objections qui finissent par l’annuler. En effet : 1. Il n’existe pas de supériorité générale de quelques individus sur le reste des humains. (Il existe, bien entendu, une supériorité spécifique de tel homme sur tels autres, en telle ou telle autre matière concrète : en tel art, en telle science, en divers genres de travail, en intelligence, en force de caractère, en l’une ou l’autre des mille aptitudes, capacités ou qualités variées à l’infini. Un tel homme supérieur en telle matière, est bien inférieur en telle autre. Cette supériorité variée des hommes les uns sur les autres, supériorité relative et mutuelle, n’est donc pour rien dans la question dont nous nous occupons ; ou, plutôt, elle renforce, justement, l’idée d’une activité libre et naturellement combinée des vastes masses, contre la thèse d’une élite dirigeante. Et quant à toute autre supériorité, elle n’est qu’une fiction. — 2. Supposons même que de tels individus généralement supérieurs aux autres existent ; rien ne nous garantit que l’élite dirigeante ‒ formée surtout en pleine effervescence sociale ‒ sera composée précisément de ces individus. Il est, au contraire, à peu près certain que ces personnages hypothétiques, réellement supérieurs, resteront à l’écart, et que l’élite dirigeante sera composée d’éléments fortuits et nullement « supérieurs ». Et d’ailleurs, qui serait expert et juge de la supériorité ? ‒ 3. Si même l’élite dirigeante était composée d’individus très supérieurs, leur supériorité ne saurait être universelle ni omnipotente, au point qu’ils puissent avoir la haute main sur la formidable activité infiniment mobile et variée des millions d’êtres humains. En réalité, l’ « élite » ne saurait être maîtresse de cette activité, car pour cela il lui faudrait pouvoir embrasser, à tout instant, toute l’immensité mouvante de la vie : pouvoir tout connaître, tout comprendre, tout entreprendre, tout surveiller, tout voir, tout prévoir, tout résoudre, tout organiser, tout arranger… Or, il s’agirait d’un nombre incalculable de besoins, d’intérêts, d’activités, de situations, de combinaisons, de créations, de transformations, de problèmes de toute sorte et de toute heure. Ne sachant plus où donner de la tête, l’élite dirigeante finirait par ne pouvoir rien saisir, rien arranger, rien « diriger » du tout. Non seulement sa supériorité ne saurait jamais être telle qu’on puisse substituer avantageusement son action à la libre activité, à la libre création, à la libre organisation des masses, mais, au contraire, l’élan de celles-ci serait fatalement entravé ou même paralysé par l’ingérence malheureuse d’une « minorité » impuissante mais prétentieuse.

Il n’existe donc pas de supériorité qui justifierait la remise entre les mains d’une élite des intérêts vitaux et des destinées historiques des millions d’hommes. Prétendre le contraire serait vraiment tomber dans l’absurdité. Et pourtant, c’est cette absurdité qui se trouve à la base de toutes les théories d’une « minorité dirigeante » et de toutes les expériences de ce genre. Quoi

d’étonnant si ces expériences se terminent pour les travailleurs, partout et toujours, en queue de poisson ! Les grandes révolutions des temps passés et, en dernier lieu, la révolution russe appuient nos objections.

Notons cependant, en passant, que lorsque les étatistes, les autoritaires, les doctrinaires politiques (socialistes, « communistes », etc.) prêchent le principe d’une élite dirigeante, ils sont parfaitement logiques ; tandis que les anti-autoritaires, les anarchistes, s’ils renient les masses et se rabattent sur une minorité d’élite perdent toute conséquence avec eux-mêmes. Car comment peut-on s’imaginer une société sans État ni autorité si l’on n’a pas confiance dans les capacités organisatrices et créatrices des masses ? Et quoi d’étonnant, encore, si de tels anarchistes finissent par tomber dans le bolchevisme ou dans des conceptions qui n’en sont guère loin !

Donc, cette première solution ne résiste pas à l’examen critique.

Ceux qui la rejettent ‒ je parle toujours de ceux qui croient les masses infirmes ‒ n’ont en réserve qu’une seule solution possible :

2° Cette deuxième solution suppose que les masses sont au moins capables de devenir un jour qualifiées pour la bonne cause. (Pour ceux qui ne l’admettent pas non plus, cette solution n’est même pas à envisager. Ils sont donc obligés soit d’adopter la première, soit de flotter dans le vague). Ils s’agit d’attendre jusqu’à ce que l’écrasante majorité des individus composant la masse soit devenue le contraire de ce que cette majorité est aujourd’hui, c’est-à-dire qu’elle s’affirme intelligente, consciente, d’un esprit et d’une action indépendants, courageuse, active, loyale et constante, capable de toute initiative et d’action créatrice, incapable de crimes, porteuse d’idéal élevé, etc. Autrement dit, il s’agit de faire, en attendant, l’éducation de l’individu et partant de la masse.

Cette solution se heurte également à des objections qui l’anéantissent : 1) Dans l’ambiance sociale donnée, est-elle possible, la véritable éducation, effective et progressive, de l’individu et de la masse ? Il suffit de regarder attentivement et sans parti-pris autour de soi, de méditer quelque peu sur ce qui se passe dans la société actuelle, pour y répondre négativement. Ne pouvant pas m’étendre ici sur ce sujet un peu spécial (voir : Éducation, Propagande, Révolution, etc.), je me bornerai à quelques argument frappants. ‒ D’abord, quelques faits récents. Malgré les exemples historiques de fraîche date, malgré surtout la propagande antimilitariste intense de nombreux partis et groupement d’avant-garde, ainsi que de tant d’écrivains et d’apôtres universellement vénérés et populaires, malgré tout un courant anti-guerrier d’une puissance telle qu’elle laissait espérer un refus catégorique des masses d’être engagées dans une nouvelle aventure, ces masses, dans tous les pays, continuent à se laisser tromper. Elles ont marché à l’ignoble et absurde boucherie de 1914 « comme un seul homme », avec un élan stupéfiant. Après la guerre, les masses, tout en ayant esquissé, dans certains pays, quelques mouvements de révolte et même entamé une belle révolution en Russie, fléchissent rapidement et cèdent le pas à des dictateurs et profiteurs de toute espèce, acceptant ainsi, de nouveau, un esclavage écœurant. Une fois de plus, elles n’ont pas su se rendre maîtresses de la situation qui leur était, pourtant, extrêmement favorable. ‒ Quant à l’éducation proprement dite, quelle est-elle ? La vie d’un homme de la masse est connue, dès son enfance. La famille ne peut pas lui fournir une éducation saine. Viennent ensuite : l’école ( !), la rue et le bistro, le journal ( !  !), le cinéma ( !  !  !), et surtout le travail de bête de somme alternant avec un sommeil à peine suffisant. Contre toute cette « éducation » immédiate, concrète, permanente, ‒