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MAS
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velopper une société basée sur la liberté, la création collective, etc., permirent à d’autres éléments, absolument contraires, de prendre le dessus et de déterminer toute l’évolution ultérieure de la vie sociale ?

Ne pouvant pas traiter ici ce sujet, vaste et compliqué, qui n’a, d’ailleurs, qu’un rapport assez lointain avec le problème actuel des masses, disons, toutefois, ceci : Les raisons pour lesquelles l’évolution des premières sociétés humaines avait « dévié » et les masses s’étaient laissées subjuguer, sont compréhensibles si l’on se donne la peine d’étudier la question de près. Ces raisons n’existent plus aujourd’hui. Rien, au fond, n’empêcherait donc plus les sociétés et les masses humaines actuelles de prendre le beau chemin, véritablement humain, d’une évolution collective, libre et créatrice. Mais une fois engagée sur la voie tortueuse de l’autorité, de la propriété, etc., l’humanité fut acculée à la suivre jusqu’au bout. Toute son évolution ultérieure, jusqu’à nos jours, n’est que le développement naturel des conséquences logiques de cette déviation initiale. Une fois prises dans le formidable rouage de la société autoritaire, les masses, naturellement, ne pourront plus s’en arracher qu’au prix d’efforts, de luttes, de souffrances et de sacrifices incalculables. Il n’existe aucun rapport entre cette situation et la capacité ‒ ou la non-capacité ‒ des masses.)

Alors, oui ! Il s’agit là, en effet, d’un gros défaut des masses populaires, mais d’un défaut tout spécial et superficiel (malgré son influence funeste sur la marche des choses), d’un défaut non « organique », temporaire, guérissable. Et cependant, c’est, précisément, ce défaut qui explique, en grande partie, la déviation et la dégénérescence des révolutions passées.

Ce défaut consiste en ce que ni avant, ni pendant la révolution, les masses ne distinguent clairement la bonne, la vraie voie à prendre. Il s’agit donc d’un certain défaut de la vue, d’un genre de « cataracte » qui empêche de voir le bon chemin, mais qu’il est possible de supprimer. C’est précisément par rapport à ce défaut qu’on pourrait parler de l’ignorance des masses. On pourrait comparer la masse à un géant plein de force, capable des actes et des exploits les plus magnifiques, mais qui, après avoir démoli les premiers obstacles, se trouve toujours, au moment décisif, au carrefour de plusieurs routes, sans pouvoir distinguer celle qui le mènera vers le but. Alors, il hésite, il ne sait plus que faire, où aller. Il reste là, inactif. Et alors, voici ce qui se passe. Quelqu’un vient à lui et lui dit : « Donne-moi ta main, car moi, je vois, je connais le bon chemin. Je te mènerai directement au but, malgré ta cécité ; tu n’as qu’à me suivre… ». Le géant, décontenancé et confiant, suit le bonhomme. Or, celui-ci, se faisant illusion, lui-même, sur le véritable chemin, s’égare et fait égarer le colosse. Bientôt, tous les deux s’enfoncent dans le marais. Impossible d’en sortir ! La cause est perdue.

C’est en raison de ce défaut que même les situations les plus favorables n’ont servi à rien, jusqu’à présent. Et c’est ainsi que dans la révolution russe, l’ambiance générale, extrêmement favorable au début, devint rapidement le contraire sous la conduite prétentieuse mais fausse du Parti Communiste.

Ajoutons qu’en parlant des masses, nous parlons de millions d’individus. Nous voulons dire que des millions d’individus ne voient pas le chemin. Nous voulons même dire que personne ne le voit exactement. C’est pourquoi, justement, le bonhomme, trop sûr de lui, a tort et ne peut que s’égarer, avec celui qu’il conduit. Au point de vue de l’instruction, de l’éducation, il existe, certes, pas mal d’individus supérieurs au niveau général des masses. Mais quant à savoir quel est le véritable chemin de l’émancipation sociale, les individus y sont aussi aveugles que la masse entière. Personne

n’est donc qualifié pour conduire les masses vers le but. Or, tandis que l’individu ‒ ou même un groupe d’individus ‒ serait impuissant à aboutir (même s’il possédait la vue juste), la masse, qui est un ensemble formidable d’initiatives et d’énergies, de forces et de capacités, d’instructions et d’éducations de toute sorte, aboutirait certainement si elle voyait clair. La masse, elle, finirait par trouver le bon chemin, au moyen d’efforts collectifs et solidaires, si elle pouvait voir. Il s’agit donc, non pas de conduire la masse aveugle, mais d’ « enlever la cataracte » à des millions d’individus, pour que cette vaste masse puisse chercher, trouver et, enfin, prendre le bon chemin elle-même. C’est pourquoi l’anarchiste ‒ et c’est là la différence essentielle entre lui et les autres ‒ ne veut pas conduire le géant aveugle et passif. L’anarchiste vient à lui et lui dit : « Au lieu de suivre aveuglément quelqu’un, ce qui te perdrait, tu devrais voir et marcher toi-même. Je ne viens donc pas pour te conduire, mais pour t’aider à enlever ta cécité, ce qui te permettra d’agir en toute indépendance, avec toute la vigueur et toute la conscience indispensables ».

Ainsi, le « communiste » dit au géant : « Tu ne vois pas clair : je vais te conduire. » L’anarchiste lui dit : « Tu ne vois pas clair : je vais t’aider à enlever le mal, à voir et à marcher toi-même. » Jusqu’à présent, et pour plusieurs raisons, le géant n’entend pas l’anarchiste. La proposition de l’autre lui paraît, dans son état actuel, plus pratique, plus expéditive, moins compliquée. Et puis, la voix anarchiste est encore si faible qu’il la perçoit à peine. Il accepte la proposition de l’autre. Il commet ainsi une erreur fatale et s’égare.

Le défaut dont nous venons de parler, ne ressemble en rien ni à la lassitude, ni au manque de fond, ni à l’incapacité, ni à d’autres défauts imaginaires, dont on se plaît à gratifier les masses, sans s’apercevoir de leur défaut réel, temporaire et beaucoup moins grave. La différence est importante. En effet, les autres défauts seraient « organiques », donc irréparables, tandis qu’une vue insuffisante peut être améliorée et réparée. En cas de manque de fond, d’incapacité, etc…, la situation serait désespérée, tandis que s’il s’agit d’un simple manque de vue guérissable, elle ne l’est nullement.

Mentionnons aussi un autre défaut des masses, lequel, s’ajoutant au premier, l’aggrave et rend la « guérison » plus difficile, plus lente. Les masses ne se rendent pas bien compte, ni de leur force latente, ni de leur imperfection. Le géant n’est encore conscient ni de sa magnifique puissance, ni de sa cécité, ni du rôle néfaste du bonhomme prétentieux, aussi aveugle que lui-même… C’est, précisément, dans ce sens qu’on pourrait parler de l’inconscience des masses. Toutefois ; ce défaut est aussi passager et guérissable que l’autre.

Une question se dresse, néanmoins : Quand et de quelle façon ces défauts pourraient-ils être supprimés ?

Nous sommes d’avis que deux facteurs principaux s’en chargeront : 1° Le facteur matériel qui est l’expérience immédiate. C’est elle qui apprend le mieux. Et c’est le bolchevisme, qui, au cours de son existence, et par ses résultats néfastes, universellement connus, ouvrira les yeux aux masses, leur démontrant, définitivement et irrévocablement, le péril de suivre aveuglément quelqu’un, même le parti qui se dit « le plus ouvrier », « le plus révolutionnaire ». Tel est, croyons-nous, le rôle historique du bolchevisme. — 2° Le facteur moral qui est notre propagande. — Ces deux facteurs, appuyés par d’autres encore, de moindre importance, finiront par guérir les masses. Ce sont surtout les événements historiques eux-mêmes qui feront le nécessaire. Évidemment, nous ne pouvons fixer aucune date. Les processus historiques sont encore assez lents. Nous sommes sûrs, toutefois, que les résultats négatifs du bolchevisme ouvriront bientôt de nouveaux horizons à la propa-