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gande anarchiste et la rendront rapidement beaucoup plus efficace qu’elle ne le fut auparavant.



Dernière question, la plus importante peut-être. Même en admettant que les masses seront, un jour, guéries de leurs défauts actuels, qu’elles verront clair, qu’elles deviendront conscientes, etc…, seront-elles capables d’accomplir l’énorme tâche positive, édificatrice et créatrice qui leur incombera ? La prétendue création des masses, ne serait-elle pas une mauvaise illusion, propre à soutenir des utopies absurdes, mais stérile et dangereuse si l’on a la naïveté de la prendre au sérieux ?

Beaucoup de gens prétendent, en effet, qu’un acte de création ne pourrait être autre qu’individuel. C’est le cerveau de l’individu qui crée, disent-ils. La « masse » n’étant pas un « être au cerveau commun », comment pourrait-on l’imaginer créant ?

Précisons donc ce qu’il faut entendre par la « création des masses ».

Il est à distinguer deux sortes de création humaine, lesquelles diffèrent aussi bien comme actes que comme résultats : il y a la création individuelle et la création collective. On comprendra dans la première tout acte créateur d’un caractère personnel, et dont le résultat porte, par conséquent, le sceau de l’individualité qui l’a accompli. Exemples : ouvrages littéraires de tel ou tel auteur, œuvres de musique, de peinture, etc…, certaines inventions scientifiques ou techniques, et ainsi de suite. Dans la seconde, il faut classer toute œuvre créatrice accomplie par les efforts (simultanés ou non) de plusieurs individus. Une ville, par exemple, qui représente le résultat d’une activité créatrice de millions d’hommes de plusieurs générations, est une création collective. Certaines œuvres d’art, certaines inventions le sont aussi.

La vie des sociétés humaines dans son ensemble représente, à chaque moment donné, le résultat d’une création collective, car elle est le total ou la synthèse d’un nombre incalculable d’idées, d’énergies, d’initiatives, d’efforts et de réalisations infiniment variés des millions d’individus de multiples générations consécutives.

Il va de soi que le problème de la création des masses est justement celui d’une vaste création sociale, donc d’une création collective. Toutefois, en posant ce problème, nous nous intéressons non pas à l’activité déployée par des millions d’individus au cours des siècles passés, mais à la vaste action sociale simultanée, solidaire et combinée des millions d’hommes vivant et agissant actuellement. C’est donc l’activité créatrice collective et simultanée de millions d’individus qui nous intéresse et que nous désignons ici par le terme création des masses. Est-elle possible ? Sous quelle forme pourrait-on l’envisager ?

Certes, le point de départ de toute création humaine est une idée qui naît dans un cerveau individuel (et dont la source ‒ notons-le en passant ‒ se trouve souvent au fond du cœur, du sentiment). Mais, tandis que, dans le domaine de la création individuelle, l’idée suffit, n’ayant plus besoin que d’être exprimée pour achever son œuvre (sous forme d’une publication, d’une œuvre d’art ou d’un acte individuel), dans celui de la création sociale, collective, une idée individuelle est loin de suffire. Elle n’est même que très peu de chose. Plus exactement, elle n’est qu’un des nombreux éléments composants dont l’ensemble seul compte réellement pour quelque chose, car ce n’est que cet ensemble qui assure la bonne exécution, la réalisation effective, l’achèvement fécond de toute œuvre entreprise. Ces éléments absolument indispensables sont les suivants :

1° Il faut que de nombreuses idées surgissent de toutes parts chaque fois qu’il s’agit d’une œuvre sociale, d’un intérêt collectif ;

2° Il faut que toutes ces idées s’expriment et circulent en toute liberté, s’entre-croisent, s’entre-choquent, se critiquent et se contrôlent mutuellement, se combinent, se complètent les unes les autres, s’harmonisent, ‒ bref, qu’elles subissent tout un travail complémentaire en passant par le creuset d’examen, de vérification, d’expérience, etc. ;

3° Il faut qu’à cette occasion ‒ qu’à chaque occasion ‒ se produise, de plus, la coopération d’un grand nombre de connaissances, d’intuitions, de suggestions, de sentiments, de capacités, etc. ;

4° Il faut que dans ce croisement d’idées, celles qui s’avéreraient fausses, maladroites, inapplicables, disparaissent, et que les bonnes survivent ; donc, qu’une sélection d’idées ait lieu ;

5° Il faut, enfin, que les idées bonnes, justes, utiles, se traduisent en actes, en réalisations libres, conscientes, d’un genre créateur. Cette réalisation créatrice (libre, enthousiaste) des idées émises et trouvées intéressantes, est justement le côté le plus typique de la création collective. Cette dernière est toujours bilatérale : elle comprend l’idée et sa réalisation, toutes deux libres, créatrices, inspirées par un besoin bien senti et par un élan sincère. Les uns lancent des idées, les autres s’adonnent plutôt à leur application pratique, ce qui dépend surtout du tempérament, des dispositions et des facultés personnelles, etc…

C’est toute cette activité multiforme, tout ce mouvement formidable d’idées et de réalisations pratiques que j’appelle, dans son ensemble, « création sociale » ou « création collective » ou encore « création des masses ». C’est donc, pour moi, une sorte de synthèse féconde d’éléments individuels et collectifs, éléments d’idée et d’action.

Il va de soi que pour toute cause de petite envergure, ce mouvement se produirait « en miniature », tandis que pour les grands problèmes d’ordre général, il se déploierait en grand. Le fond des choses, l’essence même de la création collective n’en reste pas moins, toujours et partout, la même, qu’il s’agisse de petites ou de grandes causes.

Citons quelques exemples qui illustreront ce qui vient d’être dit.

Certes, il est impossible, à notre époque, d’observer la création des masses sous sa vraie forme, c’est-à-dire, bien développée, sur une grande échelle, absolument libre et vigoureuse, poussant en avant et déployant toutes ses ressources. Mais les quelques épisodes que j’ai vus et vécus, fixèrent définitivement mes idées là-dessus. Je crois utile de les soumettre à l’attention du lecteur.

Le premier épisode auquel j’ai assisté étant, à cette époque, jeune étudiant, fut la construction d’une barricade dans une rue de Saint-Pétersbourg, en 1905. Cinq à six cents personnes, ouvriers et autres, y prirent part. Faute d’expérience, on ne savait pas, au début, comment s’y prendre. Et alors, voici ce qui se produisit. Quelques hommes lancèrent toutes sortes d’idées. Les unes furent tout de suite rejetées comme peu pratiques. Les autres furent immédiatement adoptées et mises à exécution. Cette exécution exigeait, parfois, un certain savoir-faire : il a fallu, par exemple, abattre des poteaux soutenant des fils conducteurs d’un très fort courant électrique ‒ opération délicate et dangereuse. Des hommes se révélèrent alors qui savaient comment il fallait procéder en l’occurrence. Ils l’expliquèrent, ils aidèrent les autres… La masse, poussée par un élan vigoureux, s’y prêta de bonne volonté. En quelques minutes, la barricade fut construite.

Tous les éléments que nous avons énumérés plus haut