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figurent déjà dans cette « miniature ». Plus intéressant et plus vaste fut, ensuite, le deuxième épisode vécu à Pétrograd, en 1917-1918. Une grande usine employant de 3 à 4.000 ouvriers, était menacée d’un arrêt complet, faute de matières brutes et d’autres éléments indispensables. Une réunion générale des ouvriers de l’usine fut convoquée à l’effet de prendre une décision suprême. Les ouvriers ne voulaient pas fermer l’usine. Ils avaient le ferme désir de sauver la situation, de trouver le nécessaire, de continuer la production. À la réunion, un spectacle triplement curieux et significatif eut lieu. D’une part, l’invitation à une action vigoureuse, et l’exposé de quelques idées générales sur la ligne de conduite à prendre fait par un délégué anarchiste. (Les bolcheviks venaient à peine de s’installer au pouvoir, et le mouvement anarchiste n’était pas encore mis hors la loi). D’autre part, la compréhension parfaite et l’acceptation consciente de cet appel par la masse ouvrière qui manifesta, en cette occurrence, une belle énergie, une activité positive prodigieuse, un savoir-faire remarquable, car elle trouva, séance tenante, des idées pratiques et fécondes, des moyens justes pour arranger les choses, des hommes prêts à s’en charger, ‒bref, l’élan nécessaire pour emporter un succès définitif. Et enfin, l’intervention du membre du gouvernement, Commissaire du Peuple au Travail, qui, tout en constatant l’impuissance du gouvernement à faire l’indispensable et à assurer le fonctionnement de l’usine, interdit aux ouvriers toute action indépendante, blâma la proposition de l’anarchiste (en le traitant de « désorganisateur » ), déclara la décision des autorités de fermer l’usine en en licenciant tout le personnel avec une indemnité de trois mois et, finalement, menaça non seulement le délégué anarchiste de mesures de répression, mais aussi tous les ouvriers de sanctions sévères en cas de non-obéissance. Dans cet épisode, également, tous les éléments en question jouèrent leur rôle respectif : idées lancées, leur discussion, leur adoption, une ébauche de leur réalisation dans un élan collectif. Il y eut, de plus, l’élément contraire, hostile à l’action collective, typique en sa qualité d’étouffeur de cette action : l’intervention de l’autorité, la contrainte gouvernementale. Pour compléter notre récit, ajoutons que cette dernière l’emporta et que les ouvriers durent s’incliner devant la violence. L’usine fut fermée. (Il s’agit de l’usine anc. Nobel. Le délégué anarchiste fut l’auteur de ces lignes. Et le Commissaire du Peuple au Travail, dépêché à l’usine par le gouvernement « ouvrier », fut Alexandre Chliapnikoff).

Mais l’expérience la plus concluante m’a été offerte par les grands événements en Ukraine, au cours des années 1919-1920. Je parle du formidable mouvement des masses dit « mouvement makhnoviste ». C’est là surtout que j’ai vu les vastes masses en pleine action positive, en train de créer elles-mêmes, en toute indépendance, une vie nouvelle, à l’aide des mêmes éléments dont nous avons parlé plus haut. Bien entendu, il m’est impossible de présenter ici un exposé détaillé de cet épisode vécu. Une telle étude devrait faire l’objet d’un ouvrage spécial que je m’apprête, d’ailleurs, à accomplir aussitôt que mes loisirs me le permettront. (Pour l’instant, je conseille à quiconque ne l’aurait pas encore fait, de lire l’Histoire du mouvement makhnoviste, par P. Archinoff œuvre qui trace déjà un tableau suffisamment instructif des dits événements ‒ N. Makhno lui-même fait paraître une série de volumes sur la révolution en Ukraine. Mais, cette publication n’étant qu’à ses débuts, je ne puis pas encore me prononcer là-dessus. Ici, je me bornerai à dire que j’ai eu le grand bonheur de prendre part, pendant quelques mois, à cette ébauche d’une véritable création collective et de voir confirmées, par une expérience immédiate de grande envergure, mes idées à ce sujet. J’y ai vu surgir, des profondeurs mêmes des masses laborieuses, des milliers d’hommes qui, par

leur intelligence, leur force de caractère, leurs autres facultés, leurs différentes connaissances se joignant les unes aux autres, leur soif de la vraie liberté, leur dévouement à la cause, etc., etc…, surent comprendre l’âme même de la révolution et jeter les bases d’un mouvement collectif d’une vigueur, d’une beauté et d’une conscience incroyables. J’y ai vu coopérer, dans une excellente harmonie, tous les éléments d’une activité révolutionnaire et créatrice des masses en lutte pour leur véritable émancipation. J’ai vu aussi les premiers résultats de cette activité nouvelle et rénovatrice. (Pour les lecteurs qui ne seraient pas assez au courant des événements, je rappellerai que les bolcheviks, ayant réussi à mettre la main, rapidement et définitivement, sur le mouvement populaire en Russie centrale, ne purent pas, pour plusieurs raisons, et pendant une période assez prolongée, s’établir de façon stable en Ukraine, ce qui permit à la population travailleuse de cette dernière de pousser assez en avant l’ébauche d’une véritable création collective : libre et consciente. Je suis certain que si les divisions rouges, envoyées par Moscou, n’avaient pas, en fin de compte, noyé dans le sang ce beau mouvement des masses, l’expérience aurait donné des résultats d’une immense portée, non seulement pour la révolution russe, mais aussi pour les événements dans d’autres pays).

Et quand on me demande si une action créatrice collective est possible, je ne puis que répondre ceci : non seulement elle est possible, non seulement elle est indispensable pour que le résultat recherché soit obtenu, mais elle est absolument certaine le jour de la vraie révolution sociale. Cette action se produira fatalement dès que les masses, en pleine lutte révolutionnaire, n’auront plus à compter que sur elles-mêmes, après avoir coupé court à toutes les tentatives de « conduite » politique et autoritaire. Plus on réfléchira sur le rôle et les éléments de cette formidable activité des masses en révolution, mieux on comprendra l’impossibilité ‒c’est-à-dire, la nullité, la stérilité ‒non pas de cette action créatrice des masses, mais, précisément, de toute « minorité dirigeante » autoritaire.

Bien entendu, il y aura, dans toutes les branches de l’activité populaire, des hommes qui aideront les autres, qui donneront des conseils et des indications, qui guideront, qui parfois « dirigeront ». Mais, comme nous l’exposons d’une manière détaillée ailleurs (voir Autorité, voir aussi maître, maîtrise, etc.), il s’agira là non pas de « directives » émanant d’un centre politique et autoritaire, mais d’indications et d’actes dirigeants d’un caractère professionnel ou technique, exercés un peu partout, et de façon naturelle, par des hommes plus expérimentés, plus habiles ou mieux doués dans tel ou tel autre domaine, plus instruits, plus compétents, plus clairvoyants, etc… Ce sera une influence purement morale, d’une utilité, d’une nécessité évidente, immédiate. Ces influences, ces actes dirigeants, s’exerçant en bonne camaraderie, seront acceptés sciemment, librement, volontairement. Ils seront multiples, disséminés, ils s’entre-croiseront dans tous les sens, ils ne remettront jamais entre les mains de ceux qui les exerceront, les armes d’un pouvoir général et autoritaire. Certaines branches d’activité, certains services, certaines directions seront centralisés, techniquement ou administrativement, dans la mesure du nécessaire, sans aboutir pour cela à l’établissement d’une autorité permanente et coercitive. J’ai observé ces choses dans le mouvement ukrainien.

En ce qui concerne, justement, les formes sous lesquelles toute cette activité se produira, une précision est nécessaire. D’aucuns se demanderont si les masses réalisant la tâche seront des masses organisées ou non-organisées ? Autrement dit : l’organisation préalable des masses laborieuses en syndicats, unions professionnelles,