Aller au contenu

Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/11

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MAG
1355

qu’elle est ouverte aux médiocrités intellectuelles que la bourgeoisie veut cependant caser « aux honneurs ». Après deux années d’un stage plus nominal qu’effectif à quelque barreau, on estime assez au point des capacités, et son expérience assez sûre pour le charger du soin de décider de la liberté des vagues espèces justiciables… À peine dégagée de ses fredaines libertines (au préjudice des filles du peuple), qui, pour les fils de famille, remplacent d’ordinaire le travail au quartier latin, nantie d’une culture aussi superficielle, et cependant admise au bénéfice d’une sorte de pouvoir discrétionnaire, cette jeunesse va-t-elle apporter dans ses œuvres, à défaut d’un savoir efficient, un sens droit des réalités, un regard clairement ouvert sur la vie, une conscience avertie des contingences, un scrupule toujours en éveil devant de poignantes responsabilités ? Elle y arrive grisée de succès facile et d’orgueilleuse suffisance, toute pénétrée de supériorité aristocratique ‒ vertu de remplacement ! ‒ attentive aux avantages et au prestige de la fonction, indifférente à ses charges. Elle entre dans le métier judiciaire avec cette conviction tranquille que, parmi l’humanité de « par delà la barre » sont les jetons qu’il s’agit de pousser, d’un geste adroit, sur l’échiquier de la carrière. Pour gravir allègrement les échelons de la hiérarchie, elle fera jouer d’autre part ses protecteurs influents, les puissantes recommandations, attirera, par ses complaisances, ‒ euphémisme ici de servilité ‒ les remerciements intéressés du garde des sceaux, dispensateur souverain de l’avancement. L’inamovibilité ‒ que poursuivaient déjà les Montesquieu, les Condillac ‒ garantie minimum contre la fantaisie des pouvoirs successifs, n’a pu suffire à tenir la magistrature dans l’intégrité et juger n’est un sacerdoce que par exception et mystique provisoire. Car la jettent en avant tous les appétits positifs de grade, de gloire et d’argent que dispense, au mieux soutenu ou au plus empressé, une autorité avide de services.

Nous avons, à propos de la justice (voir d’ailleurs ce mot, et juges, et plus loin tribunal, et toutes les études gravitant autour de ce vaste sujet) souligné l’archaïsme des considérants, l’anachronisme des personnages et du cadre, la vétusté d’un appareil en accord avec notre civilisation « comme le seraient, dit Gourmont dans ses Épilogues, le Deutéronome ou les Établissements de Saint-Louis »… Qui s’attend à voir les audiences imprégnées de quelque haut souci de moralité ‒ caduque souvent et plus d’une fois injuste, mais susceptible de sincérité ‒ en percevra à peine la façade. Il sera déconcerté par le prosaïsme des séances distributives. Il entendra le juge invoquer, administrativement, ses tarifs, ravalant ses arrêts à un barème d’épicier. Il le verra tenir conciliabule, le nez dans le rabat d’un collègue, de mille sujets étrangers à l’affaire et revenir à celle-ci, comme par une série de désagréables réveils, distrait et agacé. Il l’entendra, tourné vers le malheureux qu’on lui livre à merci, hochet soumis à la mécanique omnipotente de ses enchaînements argutieux, tour à tour grincer, mordre et railler, jongler, ânonnant ses articles, comme un prêtre ses répons, avec la pauvre proie pantelante sous sa griffe…

De cet aveu, inconscient et banal, du mépris dans lequel elle tient la justice, la corporation des jugeurs professionnels donne un spectacle singulièrement édifiant. Cette désinvolture avec laquelle elle effleure les problèmes, si souvent tragiques, proposés à son examen, son éloignement souriant et cynique, la profusion des facteurs extra-juridiques qui déterminent ses jugements, l’octroi machinal de peines parfois terribles, la rigueur, tantôt froide et comme absente, tantôt vindicative, de ses verdicts, Arthur Bernède, dans

sa pièce Nos Magistrats, Brieux, dans la Robe rouge, Anatole France, avec Crainquebille, et les Mirbeau, les Courteline, les Tolstoï… nous en ont donné des satires âpres et spirituelles, des tableaux aigus et décisifs…

Dans son Étienne Dolet, Aug. Dide a montré de quelle façon les conseillers de la grand’chambre, au xvie siècle, traitaient un accusé, « abominable non seulement parce qu’on le soupçonnait d’hérésie, mais parce qu’étant imprimeur et homme de lettres passionnément épris de littératures païennes, il incarnait des états odieux » à ses juges très dévots. Il dépeint le malheureux succombant « victime des passions religieuses et aussi des haines accumulées, de l’esprit du temps, de la rudesse des mœurs exprimées dans les lois, des préjugés et de l’étroitesse de cœur de ceux qui allaient arbitrer de son sort ». À des siècles de distance, ne retrouve-t-on pas, tout près de nous, dans les « cours spéciales » du fascisme, jugeant a priori et au mépris des faits, dédaigneuses, à plus forte raison, des mobiles et du lieu, la même vindicte insolente et cruelle ? Qui a suivi d’ailleurs, dans nos démocraties férues de formules prometteuses, arguant de jurisprudence libérale, devant les tribunaux d’avant ou d’après-guerre, quelques-uns de ces procès typiques ‒ que nous évoquions tout à l’heure ‒ intentés aux subversifs du temps, retrouve cette même volonté, hautaine ou voilée, de culpabilité nécessaire et ce mépris évident de l’équité…

Si l’inamovibilité d’origine met à la fonction comme un prestige d’investiture, si la transmissibilité de fait continue à accuser, autour des toques, un grotesque halo divin, l’infaillibilité qu’il s’arroge par tradition achève de faire du magistrat un danger public. Pourraît-il, par l’aveu (trop humain), qu’il s’est fourvoyé, entacher le pur renom qui nimbe les oracles ? Un juge peut-il vraiment se tromper et le voyez-vous revenir, en simple, sur ses erreurs ? Quand on sait cependant la fragilité des témoignages apportés, leur malfaisance confuse ou voulue, les déformations (voire les inventions) qu’y introduisent l’inconscience et la vanité, quand on fait la part de la peur, des préjugés et de la vindicte, quand on connaît l’empire formidable de la suggestion et qu’on pénètre la psychologie des foules, quand on pèse l’illusoire véracité que nous emportons des événements déroulés sous nos yeux, l’impossibilité, au fond, de projeter assez de clartés sur les éléments d’une affaire pour affirmer qu’on en possède tous les secrets, on est stupéfait de l’outrecuidance de ceux qui prononcent, avec tant de légèreté, sur le crime de leurs contemporains ! Mais ne sont-ils pas là pour juger ? Voulez-vous donc qu’ils renoncent au mouvement qui prouve leur nécessité ? Voulez-vous qu’ils proclament inutile ‒ ou nocive ! ‒ la carrière que décora toute une généalogie et qu’ils ont aussi la conviction d’illustrer ? Faire aveu public d’impuissance et de superfluité ? Ils s’en garderaient bien, même si quelque sagacité inattendue les avait amenés à cette constatation…

D’ailleurs, « ceux qui veulent que les arrêts des tribunaux soient fondés sur la recherche méthodique des faits sont de dangereux sophistes et des ennemis perfides de la justice civile et de la justice militaire ». La magistrature « a l’esprit trop juridique pour faire dépendre ses sentences de la raison et de la science dont les conclusions sont sujettes à d’éternelles disputes. Elle les fonde sur des dogmes et les assied sur la tradition, en sorte que ses jugements égalent en autorité les commandements de l’Église. Ses sentences sont canoniques. J’entends qu’elle les tire d’un certain nombre de sacrés canons. Voyez, par exemple, qu’elle classe les témoignages non d’après les caractères incertains et trompeurs de la vraisemblance et de l’humaine vérité, mais d’après des caractères intrinsèques, perma-