Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/117

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MAT
1461

Ainsi, pour Bergson, la matière continue est en mouvement ; mais ses états conscients trop brefs, ses perceptions trop fugitives pour constituer une représentation sont conservés dans la mémoire, c’est-à-dire par l’esprit qui recueille pour ainsi dire toutes les perceptions successives et en fait du souvenir. Le système nerveux ne serait qu’un réseau transmetteur de perception, le cerveau un bureau téléphonique central incapable de conserver aucune image, aucune représentation. Cependant, comme Bergson s’est donné pour but d’expliquer les rapports de la matière et de l’esprit, de l’étendu et de l’inétendu, voici comment il explique leur point de contact :

« Il y a deux mémoires théoriquement indépendantes ; l’une qui conserve dans l’esprit les souvenirs classés dans leur ordre précis et dans laquelle nous allons chercher les renseignements du passé pour les utiliser dans l’action présente ; l’autre constitue les divers mouvements de l’organisme, commencés par les perceptions, puis ordonnés par les souvenirs qui créent ainsi une série de mécanismes coordonnés pouvant se déclencher automatiquement sous l’influence directe des perceptions. La première est spontanée, capricieuse. La seconde orientée dans le sens de la nature, reste sous la dépendance de notre volonté. »

Bergson admet même une certaine intelligence des excitations nerveuses qui, après avoir choisi leur voie à travers le système nerveux, utilise des mécanismes moteurs appropriés constituant l’adaptation. « Le rôle du corps n’est pas d’emmagasiner les souvenirs mais simplement de choisir, pour l’amener à la conscience, le souvenir utile ». Ainsi toute perception détermine un commencement d’action de la mémoire matérielle, laquelle fait surgir de la mémoire-souvenir tous les souvenirs utiles du passé. Comme il faut faire un choix approprié dans ces innombrables images, Bergson dit tantôt que la mémoire-matérielle ne devra accepter que ce qui peut éclairer la situation présente ; tantôt ce rôle est dévolu à la conscience qui choisit alors dans ces images celles convenant à l’action présente : « Perceptions et souvenirs se pénètrent donc toujours, échangent toujours quelque chose de leur substance par un phénomène d’endosmose. »

Le passage de l’inétendu spirituel à l’étendu matériel s’effectue ainsi :

« Les images des choses sont en dehors de l’image de notre corps ; elles sont dans les choses elles-mêmes. Mais alors notre perception faisant partie des choses, les choses participent de la nature de notre perception. L’étendue matérielle n’est plus, ne peut plus être cette étendue multiple dont parle le géomètre ; elle ressemble plutôt à l’extension indivisée de notre représentation. »

Notre nature est donc formée de trois états : 1° les perceptions présentes déterminant un commencement d’action ; 2° le souvenir pur, inextensif et impuissant, ne participant de la sensation en aucune manière ; 3° le souvenir-image qui est la matérialisation présente d’un souvenir pur quittant le passé pour s’actualiser dans l’action et marquer le présent sans l’influence de la conscience. Celle-ci préside donc à l’action et éclaire le choix. Enfin l’opposition entre la qualité et la quantité se résout par la théorie suivante : Les qualités sont discontinues, hétérogènes et ne peuvent se déduire les unes des autres ; les changements homogènes ou quantités par contre se prêtent au calcul ; il suffit donc de supposer que l’hétérogénéité des choses est assez diluée pour être pratiquement négligeable, mais notre mémoire, accumulant par contraction et par la durée ces différences infimes, crée alors les notions de qualités. L’irréductibilité de deux couleurs, par exemple, peut provenir surtout de l’étroite durée où se contractent les trillons de vibrations qu’elles exécutent en un de nos instants. Si nous pouvions vivre cette durée dans un

rythme plus lent nous verrions, avec le ralentissement progressif du rythme, les couleurs pâlir et se confondre avec des ébranlements purs. Ainsi : « La mémoire n’est donc à aucun degré une émanation de la matière ; bien au contraire, la matière telle que nous la connaissons occupe toujours une certaine durée, dérive en grande partie de la mémoire. »

Nous voyons alors se dessiner la conception de la matière : « La matière se résout ainsi en ébranlements sans nombre, tous solidaires entre eux et qui courent en tous sens comme autant de frissons. » L’espace étant homogène et continu « toute division de la matière en corps indépendants aux contours absolument déterminés est une division artificielle ». Autrement dit c’est notre action vitale sur la matière qui crée artificiellement sa divisibilité. « Le mouvement vital nous éloigne donc de la connaissance vraie. »

Nous pouvons résumer ainsi cette conception : la matière est homogène, étendue et animée d’états rythmiques très rapides que seule notre durée consciente contracte et transforme en qualités différentes suivant nos besoins vitaux. Nos perceptions, par extension, participent donc de l’étendue de la matière et deviennent l’inétendue des sensations. D’autre part, notre esprit contractant par une tension particulière les quantités homogènes fait de ces quantités de la qualité. Le rôle de l’esprit est donc de lier les moments successifs de la durée des choses. C’est dans cette opération qu’il prend contact avec la matière et qu’il s’en distingue également puisqu’il contient la durée totale des choses conservées dans le souvenir pur.

Nous voyons que Bergson s’efforce d’expliquer comment l’esprit entre en contact avec la matière mais son explication, loin de simplifier les choses, les a singulièrement compliquées. Avant son essai il n’y avait que deux choses irréductibles l’une à l’autre, ou incompréhensibles l’une par l’autre : la matière et l’esprit. Après son ouvrage il y en a dix : l’esprit, la conscience, la volonté, l’intelligence, le souvenir, la durée, la perception, la tension, l’extension et la matière.

La perception, dit-il par exemple, est l’essentiel de la matière et se trouve dans les choses plutôt qu’en nous et cette perception pure est le plus bas degré de l’esprit ; mais il nous dit en même temps que l’esprit n’est pas dans la matière et qu’il n’y a pas de transition entre elle et lui. Il suffit d’examiner ces affirmations successives pour en constater l’incohérence. Tantôt il est dit que la perception (ou le plus bas degré de l’esprit) est l’essentiel de la matière, tantôt cet esprit minima s’en distingue radicalement. Nous ne savons donc pas ce qu’ils sont. Il est dit également que les perceptions de la matière sont une succession de durées fugitives tandis que le souvenir conserve toutes les durées. Il ne peut donc pas y avoir une différence de nature entre le souvenir et la perception mais seulement différence de quantité, mais alors cela détruit l’affirmation que les souvenirs purs ne sont pas une émanation de la matière ou un de ses attributs. Et comment expliquer intelligiblement que ces perceptions originellement matérielles, une fois cueillies par l’esprit deviennent soudainement immatérielles dans le souvenir, puis se rematérialisent pour l’action ! Comment Bergson n’a-t-il pas vu que sa philosophie, uniquement inventée pour expliquer les rapports de la matière et de l’esprit, passait de l’un à l’autre, comme dans les philosophies de tous ses devanciers, sans en expliquer aucunement le mécanisme. Les perceptions matérielles ont beau être accumulées dans le souvenir, celui-ci ne reste qu’une collection de choses matérielles et nous ignorons toujours ce qu’est la perception de la matière par elle-même. La tension et l’extension restent mystérieuses et munies de pouvoirs énigmatiques. En effet, pour que l’esprit puisse contracter les perceptions dans le souvenir et transformer les quan-