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tités homogènes en qualités hétérogènes il faut qu’il agisse sur ces choses matérielles. Or, c’est précisément admettre le miracle que l’on refuse au cerveau. On refuse au cerveau matériel la possibilité d’engendrer l’inétendu et la pensée et on admet le double miracle d’une substance immatérielle agissant sur la matière et faisant de cette matière étendue de l’inétendu. Quant à l’extension on se demande par quoi on peut bien se la représenter intelligiblement, sinon par du verbe pur. Comment l’image objective et la représentation subjective peuvent-elles se fusionner dans cette extension mélangeuse et comment notre perception faisant partie des choses étendues pouvons-nous dire que ces choses participent de notre inétendu, puisqu’il n’est entré en nous que de l’étendu ! Comment notre action vitale peut-elle créer la divisibilité de la matière puisque nous n’agissons qu’en fonction de nos représentations et que celles-ci sont inétendues !

Mais que dire de l’intelligence du corps qui choisit les souvenirs utiles pour les amener à la conscience ? Qu’est-cette intelligence active et matérielle qui se promène dans le souvenir passif et spirituel pour y décrocher le renseignement utile et l’amener ensuite à la conscience. A quoi sert donc cette conscience puisqu’il y a eu choix sans elle ! Et que peut bien être cette volonté qui gouverne la mémoire matérielle, puisqu’il vient d’être dit que cette mémoire ou intelligence matérielle sait se conduire toute seule et choisir ce qui lui convient ?

Le mystère s’assombrit de plus en plus, car notre conscience ayant la faculté merveilleuse de contracter et de collectionner toutes les perceptions, qui sont également des états conscients fugitifs, nous assistons alors à cette extraordinaire aventure d’une conscience inexplicable agglutinant des morceaux de consciences tout aussi inexplicables et tout cela pour se mettre au service d’un corps matériel qui choisit, à son heure et selon ses besoins, ce qui lui convient le mieux. Enfin la matière elle-même devient complètement incompréhensible et l’adaptation de notre organisme un mystère de plus. Si, en effet, les durées sont liées uniquement dans notre esprit et nullement dans les choses, on peut se demander quelle peut être la continuité de ces choses et comment, n’étant pas liées les unes aux autres par des états s’engendrant dans le temps, elles peuvent présenter de la cohérence à notre entendement. Autrement dit, comment établir que « la matière est absolument comme elle paraît être » si notre esprit déforme par contraction les états successifs de la matière ! Si, au contraire, notre esprit laisse les choses telles qu’elles sont, il ne contracte plus rien du tout ; il n’est qu’une suite de reflets conservés par notre mémoire ; mais, alors, comment admettre que l’homogène et l’étendu matériel et objectif bergsonien se muent en inétendu et en hétérogène subjectif ? Si la première hypothèse est bonne, l’adaptation du subjectif devient incompréhensible, car notre corps matériel, devant s’adapter à des phénomènes matériels ne trouvera comme directive dans l’esprit que des images contractées et déformées, différentes de la réalité. Si c’est la deuxième hypothèse qui s’impose, l’esprit, ni la conscience, n’ont plus aucun pouvoir spirituel, car l’intelligence matérielle toujours déterminée par l’objectif et soumise aux lois mécaniques de la matière, choisira mécaniquement dans la mémoire l’image matérielle convenant à son fonctionnement matériel. Nous sommes dans le déterminisme pur, dans le mécanisme parfait. Ainsi s’écroule le fragile échafaudage péniblement édifié pour sauver la liberté, la spiritualité et la conscience et dépouiller la matière de tout pouvoir psychique.

L’erreur de Bergson et de tous les métaphysiciens c’est de croire la pensée irréductible à la matière et d’inventer toutes sortes d’explications plus ou moins contradictoires pour le démontrer. Ils ne veulent aucunement admettre que la matière vivante a des propriétés très

différentes de la matière non vivante ; ni convenir qu’il n’y a pas plus d’écart entre une pensée et un mouvement cérébral, qu’il y en a entre une vibration aérienne et un son. Le miracle est dans tout ou dans rien, car le passage d’une forme à une autre forme, la création d’une différence, l’apparition d’un état nouveau entre deux moments irréductibles pour notre durée sont toujours des choses inexplicables bien qu’évidentes. Il ne faut pas oublier que l’explication est la compréhension de tous les états intermédiaires d’une transformation des choses et lorsque, entre deux états différents, nous ne pouvons plus trouver d’états intermédiaires, nous sommes devant une évidence inexplicable. La vie usuelle est saturée de ces évidences qui constituent pour nous l’aspect normal des choses ; nous ne sommes réfractaires qu’aux grands écarts, aux sauts de la nature. C’est l’habitude qui nous fait juger compréhensibles ou incompréhensibles les faits objectifs, car l’habitude est faite du souvenir des durées nécessaires à l’avènement des choses. La métaphysique bergsonienne a complètement échoué dans ses assauts contre le matérialisme.

Un autre métaphysicien contemporain, Emile Boutroux, a essayé d’attaquer le déterminisme en affirmant que l’être étant contingent tout était radicalement contingent, mais en même temps il admet que les phénomènes ne peuvent qu’avoir des antécédents ou causes invariables, ce qui détruit la première affirmation. Pour justifier alors cette contradiction, il soutient qu’il n’y a pas une valeur absolue entre la cause et l’effet, que le conséquent n’est pas identique à son antécédent puisqu’il en diffère par la quantité ou la qualité et qu’en somme la cause ne peut contenir tout ce qu’il faut pour expliquer l’effet. Nous sommes ici en pleine métaphysique et il est flagrant qu’il y a confusion entre les termes différence et équivalence. Nous avons vu que l’évolution des choses exige qu’entre deux moments représentant une durée irréductible pour notre perception, il y ait inévitablement un changement dont le mécanisme situé hors de notre perception nous échappe, mais cela ne nous confère nullement le droit d’en déduire que ce nouveau n’est pas strictement conditionné par la multiplicité des causes connues ou inconnues l’ayant déterminé. Comment ne pas apercevoir l’absurdité manifeste de cette affirmation que : la cause doit contenir tout ce qu’il faut pour expliquer l’effet. C’est du charabia métaphysique. Le conséquent ne peut être identique à son antécédent sous peine de se confondre tous deux, de se supprimer et de réduire l’univers à l’immobilité, au néant. Le caillou (cause) lancé contre une vitre ne ressemble en rien à l’effet (verre brisé). Niera-t-on ici que la cause ne suffit point entièrement pour expliquer l’effet ! Nous appelons cause et effet une succession de faits s’effectuant inévitablement dans un ordre donné et invariable. Ou ces effets, ces phénomènes, sont toujours précédés de quelque chose connu ou connaissable, nécessaire à leur apparition : alors c’est le déterminisme pur ; ou ils ne sont précédés de rien : ce qui détruit toute connaissance, toute relation, tout savoir. Quant au concept d’équivalence de la cause et de l’effet il nous vient tout d’abord de leur liaison inséparable dans le temps ; ensuite de la conservation de quelque chose (substance ou énergie, qui se retrouve dans les différentes transformations qui s’effectuent à l’échelle de notre connaissance.

Comprenant que cette thèse libre-arbitriste ne pouvait se soutenir qu’en niant la nécessité, Boutroux a essayé alors de démontrer : « qu’aucune fin ne doit nécessairement se réaliser, car aucun événement n’est d lui seul tout le possible, et que ses chances de réalisations a l’égard d’autres chances de réalisations sont comme un est à l’infini ». Remarquons, avant de critiquer cette conception, que son affirmation détruit toute liberté et toute divinité que ce philosophe essaie surtout de dé-