Aller au contenu

Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/13

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MAG
1357



Mais si les magistrats s’attachent au pouvoir et si ce dernier, malgré ses visages successifs, se sert d’eux avec insistance, c’est que chacun trouve dans l’autre un appui nécessaire. Solidaires dans leur intérêt, ‒ fait de jouissance et de règne ‒ ils dressent un commun obstacle devant les attaques, d’ailleurs incohérentes, du peuple, devant celles des philosophes et des gens de cœurs qui réclament leur dispersion… Plus de juges ! Nos maîtres se garderaient bien de se découvrir avec tant d’imprudence ! Entendez le Capital soutenir, contre cette menace, l’institution : « Et les traditions de servitude auxquelles se plie si douloureusement l’innombrable foule des humbles, qui les maintiendra ? Et la société, dont je suis la charpente vitale, qui la défendra ? Les possédants, qui les protégera ? Les appétits, qui les réfrènera ? Les désordres publics, les séditions populaires, qui les réprimera ? Le vol, la violence, l’homicide, qui les châtiera ?… Plus de juges ! Qui donc appliquera les lois ?… » (Henri Leyret). La riposte est logique et nous l’attendions. Elle est spontanée, jailli de l’instinct de conservation. Sans la magistrature, fille de la « Justice » et des lois, qui défendra le Privilège ? On connaît notre réponse : « Mettre bas la forteresse du capital est notre espérance avouée ; pourrions-nous être émus de la voir démantelée ? Nous attaquons bastions et remparts, au contraire, nous nous efforçons d’en ruiner la mystique et les armes, et tout ce qui prépare ou présage la chute nous réjouit. » Mais il n’y a pas que ce refus intéressé, prévu, qu’on nous oppose. Il n’y a pas que le capital, arcbouté sur ses positions, qui résiste à nos congédiements. D’autres reprennent ses cris éplorés. Car cette appréhension, ce désarroi est en même temps « l’argument dicté par la vie et ses petitesses. Il paraît irréfutable à tant de pauvres créatures qui frissonneraient de peur, jour et nuit, si elles ne se sentaient entourées de gendarmes terriblement équipés, de cachots solidement verrouillés. En vérité, il traduit à merveille le gros bons sens des masses, l’égoïsme cruel des individus, la crainte affolante qui arme chacun de nous contre son semblable. Le tien, le mien… Vite qu’un arbitre nous départage (et nous gruge !) qu’entre les deux il prononce souverainement ! » (Henry Leyret). C’est la voix du sens grossier d’appropriation, d’exemple si lointain, de légitimation séculaire ; de l’étroit désir, au calcul erroné, de thésaurisation personnelle ; de l’égoïsme, au devenir faussé par l’immobilisation propriétaire, qui cherche la jouissance dans une possession dénaturée ; c’est la voix de tout ce qui empêche l’humanité d’apercevoir en grand son intérêt, sa sécurité et sa voie…

On veut bien mépriser la magistrature et tenir pour malfaisantes ses interventions, pour iniques ses arrêts, mais on se tourne vers elle avec insistance comme vers une plaie nécessaire et l’on feint de la tolérer comme un moindre mal. Que disent à son endroit les programmes socialistes ? Que promettent ceux qui prétendent à faire, demain, le bonheur du peuple ? Ils vont l’amender, la réglementer, l’épurer ; ils brûleront du soufre dans la maison, retailleront les lois, changeront les hommes… puis ils y ramèneront l’encens, ils habilleront de rouge les nouveaux chats-fourrés ‒ ou les anciens déjà convertis ‒ et nous reprendrons le chemin des anciennes prisons, mais au rythme, cette fois, d’ironiques Carmagnoles…

Donner congé aux juges, faire table rase de l’institution ? Combien qui dénoncent leurs méfaits avec véhémence et qui chancellent devant le vide que ferait leur disparition ! Ne parlons pas des États ; malgré leurs protestations hypocrites, ils en ont besoin. Mais la foule

des hommes elle-même tremble d’aspirer à cette délivrance. Elle a trop longtemps vécu sous l’obéissance et le fardeau : le bât des charges passées, les chaînes à sa tête et à son corps lui semblent nécessaires à sa vie ; elle a peur de la liberté, comme si, ses entraves dispersées, allaient l’assaillir de traîtres dangers. L’inconnu surtout l’effraie. Et non seulement, habituée qu’elle est à cheminer sous le joug, il lui semble qu’elle ne pourrait aller ainsi, avec ses épaules dégagées, mais, si durs et innombrables, elle a, pour ses malheurs présents, identifiés au moins vaguement, une sorte d’attachement de connaissance : « Même cruelles, disent les individus gémissants, nous avions nos habitudes. Hors de nos maux familiers quels risques allons-nous rencontrer ? À l’imprévu que vous offrez et qui tient, dites-vous, notre libération, nous préférons nos tourments actuels, rassurants pour leur certitude… » Ainsi les hommes regardent-ils toute originalité comme une calamité. Et les États qui se retiennent au passé, comme ceux qui le réinstallent dans l’ordre nouveau, trouvent un assentiment quasi unanime à cette conservation. « Intimement attachés au modus vivendi pratiqué par les générations antérieures, il apparaîtrait à tant d’individus comme une audace révoltante d’entamer cet héritage. » (H. Leyret). L’esprit d’innovation, quel hôte indésiré quand il se mêle de façonner des réalités ! Les vieilles prescriptions, les contrats lointains et prohibitifs n’ont-ils pas creusé l’existence de dépressions qu’ils épousent ? L’être n’a-t-il pas pris l’habitude de marcher avec leur poussée sur ses jours ? Si elles cessent de le malaxer, de diriger ses membres et de dominer sa pensée, si elles n’agissent plus sur lui, où retrouvera-t-il son équilibre ?…

« Pour neuves et larges qu’apparaissent nos conceptions, une chose les rapetisse toujours : la prédominance des conventions sociales, le fétichisme, avoué ou secret, de la loi. » (H. Leyret). Et la loi, et le juge, ainsi, gouvernent, invincibles. Comme dit M. Pierre Mille, que notre esprit, que notre conviction persistent à croire à la Loi et au Juge. Sinon, il n’y a plus de paix à l’intérieur des sociétés, il n’y a plus de sociétés ! » Si le bourgeois lettré regarde leur fin comme un effondrement et se retient à leur croyance, comme à une fatalité, à quoi se raccrochera le troupeau des hommes désemparé : « Nos magistrats porteurs d’étrivières, nos meurtrissures aimées, nos lois inextricables, nous voulons nos chaînes ! » criera-t-il… Diderot a beau établir, « en sa logique pressante, la prééminence originelle de la raison individuelle sur la raison publique, de la décision de « l’homme » sur celle de l’homme de loi ; ‒ « Est-ce que l’homme n’est pas antérieur à l’homme de loi ? Est-ce que la raison de l’espèce humaine n’est pas tout autrement sacrée que la raison d’un législateur ? Nous nous appelons civilisés et nous sommes pires que des sauvages. Il semble qu’il nous faille encore tournoyer, pendant des siècles, d’extravagances en extravagances et d’erreurs en erreurs, pour arriver où la première étincelle de jugement, l’instinct seul, nous eût menés tout droit. » (Henri Leyret).

La loi se dresse sur les ruines de nos meilleurs instincts dont elle a paralysé l’évolution. Elle a forgé, devant la maxime éternelle des sages, née du contrôle de l’égoïsme le plus pur : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit », et son corollaire positif : « fais aux autres ce que tu aimerais qu’on te fît ! », le réseau protecteur des premiers rapts propriétaires, la garantie de la faveur. Sur les ruines de l’harmonie naturelle, elle a échafaudé les conventions de la morale, habile, du bandit. Elle a légitimé le vol fait aux humains par les premiers oppresseurs. Et c’est autour du