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MAT
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mariage avec les femmes ainsi désignée du clan Krokitch, quand l’occasion s’en présentera. Cependant, comme la même femme peut être « allouée » dans la succession des fêtes à plusieurs hommes, il y a certaines règles de préséance à observer dans l’accomplissement des devoirs conjugaux, si le hasard met deux hommes en présence de leur femme commune ; le frère aîné a alors le pas devant le cadet, l’homme âgé devant le jeune, etc. » L’idée d’exogamie, c’est-à-dire d’union en dehors du clan, est intimement associée, on le voit, à celle du mariage par groupe. Elle aurait eu pour but d’éviter les conséquences désastreuses que provoquent les relations sexuelles entre parents trop proches. « L’avantage des croisements si bien connu des éleveurs de bestiaux, écrit Lubbock, devait donner bientôt aux races qui pratiquaient l’exogamie une prépondérance marquée sur les autres races : nous n’avons donc pas lieu d’être surpris que l’exogamie soit devenue si générale parmi les sauvages. Quand cet état de chose eût duré quelque temps, l’usage, comme le fait si bien observer Mac Lennan, a dû produire un préjugé chez les tribus qui observaient cette coutume, ‒ préjugé aussi fort qu’un principe religieux, comme est apte à le devenir tout ce qui a trait au mariage ‒ contre l’idée d’épouser une femme de sa tribu. » Du point de vue biologique, ce qu’affirme Lubbock est discutable ; par contre il faut reconnaître que la pratique de l’exogamie fut presque générale, et qu’elle a laisse des traces chez un très grand nombre de peuples.

De la communauté primitive des femmes ou du mariage par groupes devait sortir la polyandrie, caractérisée par l’union d’une femme et de plusieurs maris. Elle fut pratiquée chez les anciens arabes, d’après Strabon : « La communauté des biens existe entre tous les membres d’une même famille, écrivait cet auteur, mais il n’y a qu’un maître, qui est toujours le plus ancien de la famille. Ils n’ont aussi qu’une femme pour eux tous. Celui qui, prévenant les autres, entre le premier chez elle, en use après avoir pris la précaution de placer son bâton en travers de la porte (l’usage veut que chaque homme porte toujours un bâton). Jamais, en revanche, elle ne passe la nuit qu’avec le plus âgé, avec le chef de la famille ; une semblable promiscuité les fait tous frères les uns des autres. Ajoutons qu’ils ont commerce avec leur propre mère. En revanche, l’adultère, c’est-à-dire le commerce avec un amant qui n’est pas de la famille est impitoyablement puni de mort. » Mac Lennan signale l’existence de la polyandrie aux îles Marquises, en Nouvelle-Zélande, aux îles Canaries, chez quelques Iroquois, etc. ; mais c’est l’Inde et surtout le Tibet qui constituent par excellence ses pays d’élection. Sauf chez les Cosaques Zaporogues, où elle se rapprocherait singulièrement de la communauté des femmes et chez quelques autres peuplades dont les habitudes sexuelles sont difficiles à rattacher à un type bien défini, la polyandrie revêt la forme fraternelle, c’est-à-dire que les maris d’une même femme sont frères. Au Tibet, elle se combine avec le droit d’aînesse et le patriarcat ; l’aîné est l’héritier unique, mais ses frères plus jeunes participent à sa femme comme à ses biens.

La recherche de la paternité étant en règle générale impossible, tant que duraient et la promiscuité sexuelle et la communauté des femmes et le mariage par groupe et la polyandrie, au moins dans quelques-unes de ses formes peu évoluées, c’était par les femmes qu’on établissait filiation et parenté. Sur l’enfant, le père n’avait aucun droit, il appartenait à la mère qui l’élevait et lui donnait son nom ; ce nom se perpétuait par les filles, non par les garçons. À ce système, que découvrirent Bachofen et Mac Lennan, on a donné le nom de matriarcat. Très opposé à nos habitudes actuelles, il a laissé des traces, même chez les peuples occidentaux et

n’a pas encore totalement disparu du globe. « Dans la trente-troisième année de Ptolémée Philadelphe, écrit Giddings, la matronymie était encore la loi de l’Égypte. Les parties comparaissaient dans les actes publics comme les fils de leur mère, sans que le nom du père fut mentionné. Les parentés Se comptaient d’abord par les mères chez les Germains et probablement chez les Grecs. » De son côté Letournean déclare : « Le clan peau-rouge, d’après Giraud-Teulon, est une petite république ayant droit au service de toutes les femmes pour cultiver le sol, à celui de tous les hommes pour la chasse, la guerre, la vendetta. C’est à la femme qu’appartient le wigwam ou la loge familiale, ainsi que tous les objets possédés par la famille, et le tout se transmet par héritage, non au fils, mais à la fille aînée ou à la plus proche parente maternelle, parfois au frère de la morte. Pourtant cet héritage doit s’entendre dans le sens d’un simple usufruit. En réalité, c’est le clan maternel qui était propriétaire et aucun des membres de la communauté ne pouvait aliéner sérieusement le fonds social. Seulement, dans la plupart des tribus, le mari n’avait aucun droit sur les biens et sur les enfants ; tout cela restait dans le clan maternel ; c’était la filiation maternelle qui réglait le nom, le rang, les droits successoraux. » Chez les Australiens Wotjoballuk, dont nous avons déjà parlé, les enfants d’un homme Gamutch marié à une femme Krokitch et les enfants d’un homme Krokitch, marié à une femme Gamutch, sont la propriété du clan maternel. Cette filiation utérine a pour effet d’empêcher les mariages entre parents très proches. Sans doute, théoriquement, un père Krokitch pourrait épouser sa fille Gamutch ; mais ces cas sont évités en pratique par l’existence de classes dans la tribu et la prohibition de l’accouplement entre les membres de certaines classes. Morgan, qui étudia soigneusement la parenté, a dressé un remarquable tableau des liens de famille, chez cent trente neuf peuples ou tribus. Tous ces systèmes de parenté sont ramenés par lui à deux grandes classes : la parenté par description, celle des races aryennes, ouraliennes et sémitiques, qui n’admet la classification des parents que lorsqu’elle concorde avec le système numéral et qui désigne d’ordinaire les consanguins collatéraux par modification ou combinaison des termes fondamentaux de parenté ; et la parenté par classification, celle des races américaines, malaises, touraniennes, qui, confondant des parentés distinctes dans le système précédent, réduit la consanguinité à de grandes classes, coupées dans la série des générations. Ainsi dans sa forme la plus simple, chez les Maoris et les Micronésiens, on distinguera cinq groupes : le premier formé de l’individu, de ses frères, sœurs et cousins ; le second formé de son père, de sa mère, ainsi que de leurs frères, sœurs et cousins ; le troisième qui réunit ses grands-parents avec leurs frères, sœurs, cousins ; le quatrième composé des cousins de ses enfants qu’il considère comme ses fils et filles ; le cinquième groupant les petits-enfants de ses frères et sœurs qu’il considère comme ses petits-enfants. Naturellement, chez les peuples où règne ce système de parenté et qui pratiquent le mariage par groupes et l’exogamie, les craintes relatives à l’inceste ne sont pas les mêmes que chez nous. Si les rapports sexuels avec les personnes d’un clan prohibé sont généralement punis de mort en Australie, ce n’est pas semble-t-il à cause de la consanguinité, mais en vertu d’un des nombreux tabous qui défendent de toucher aux personnes de même espèce totémique. Le totémisme dut jouer un grand rôle dans l’établissement de l’exogamie, car, chez les primitifs, le lien totémique est plus fort que le lien du sang dans nos sociétés modernes. C’est avec lenteur probablement que la filiation paternelle se substitua au matriarcat. La coutume du rachat des fils par le père, chez les