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longueur du pas de l’un d’eux et de s’en servir d’instrument de mesure. Si nous négligeons les erreurs subjectives résultant d’un emploi plus ou moins attentif et habile de cet instrument, nous pourrons dire que Pierre et Jean vont pouvoir comparer objectivement, grâce à cet instrument de mesure, les distances qu’ils ont à parcourir pour se rendre en classe. Ils pourront même prêter leur baguette à quelques camarades désireux de suivre leur exemple. Si quelques-uns de ces derniers sont pressés, ils pourront encore imaginer de couper d’autres baguettes, chacune de ces baguettes ayant, aussi exactement que possible, la même longueur que la baguette primitive. Celle-ci sera ainsi devenue une baguette étalon qu’on pourra utiliser comme instrument de contrôle pour la confection de baguettes analogues.

Il est possible aussi que, dans un autre lieu, d’autres enfants, plus grands ou plus petits, imaginent d’autres mesures naturelles, qui pourront être les mêmes que celles imaginées par le groupe précédent mais qui pourront aussi être différentes. Ce pourra être, par exemple, non plus la longueur du pas mais celle de l’avant-bras et de la main étendue qui servira de mesure pour les longueurs… Dans ce cas encore les nécessités de la vie groupale amèneront les individus qui veulent se comprendre, œuvrer ensemble ou échanger, à éclairer et régulariser leurs données et leurs comparaisons, bref à étalonner une mesure choisie. La fantaisie de chacun ne peut apporter la rigueur nécessaire aux échanges, il faut qu’un accord intervienne sur une mesure-type et que la convention acceptée devienne d’observation courante. Discipline finalement bienfaisante et qui, si l’on en pénètre intelligemment les vertus, peut être amiable, tacite, libérée de la contrainte d’une codification tyrannique. Mais là encore il apparaît que la vie sociale n’est pas possible sans une certaine restriction de la liberté, sans un certain effort de chaque individu pour se mettre à la portée des autres en adoptant même langage, mêmes mesures, mêmes mœurs, etc.

Imaginons maintenant que deux enfants appartenant à nos deux groupes différents se rencontrent et évaluent des longueurs, l’un en pas, l’autre en coudées ; les nombres qui exprimeront ces longueurs ne permettront pas des comparaisons précises puisqu’ils s’appliqueront à deux unités de mesure différentes et nos deux enfants devront choisir entre ces deux unités de mesure ou en imaginer une troisième.

Pour les mêmes raisons les hommes vivant en société ont, successivement, utilisé des mesures naturelles ; puis créé des étalons de mesure ; enfin – dans un effort pour plus d’objectivité, de simplicité et de logique – recherché un système international de mesures.

Pour faire comprendre un autre aspect du progrès dans le choix des unités de mesure nous pouvons prendre à nouveau des enfants en exemple. Il suffit de les observer dans leurs jeux. Comptent-ils toujours les longueurs, qu’ils doivent mesurer dans certains jeux (billes, bouchons, etc.), en pas ? Ceci devient impossible lorsque les longueurs à comparer sont inférieures à un pas, il leur faut alors imaginer d’autres unités de mesure : pied, pouce, etc., qui leur permettent de mesurer avec assez de précision et de rapidité. De même la ménagère qui fait sa soupe n’emploie pas la même mesure naturelle pour mesurer le poivre (pincée) que celle qu’elle utilise pour la mesure du sel (poignée). Pour satisfaire tout à la fois leurs besoins de précision et de rapidité dans la mesure, les hommes vivant en société emploient, suivant les cas, des unités différentes de mesure dont les unes sont dites unités principales et dont les autres sont des unités secondaires : pour les longueurs l’unité principale est le mètre mais si je mesure la largeur d’une planche, par exemple, j’exprimerai le plus souvent cette dimension

en centimètres ; le centimètre est l’une des unités secondaires de longueur.



Ainsi ce sont les besoins de la vie pratique, surtout sociale qui sont à l’origine de la mesure et qui ont tout d’abord, et avant toutes autres causes, provoqué un perfectionnement des moyens de mesure. Mais la mesure a acquis aussi, peu à peu, une importance considérable à l’égard des recherches scientifiques. « Les rapports entre les phénomènes, rapports dont la découverte est l’objet même de la science, sont le plus souvent tellement marqués par divers facteurs connexes, qu’il est nécessaire, pour les mettre en lumière, d’une mesure délicate. Ce n’est qu’en mesurant deux phénomènes dans des circonstances différentes qu’on peut établir si leurs variations sont concomitantes, et par conséquent s’il existe entre eux une certaine relation. » (Claparède). « La mesure n’est au fond qu’un artifice employé par l’intelligence humaine pour s’aider dans l’analyse délicate des phénomènes complexes. » (Decroly). On ne mesure pas pour le plaisir de mesurer mais pour analyser, pour voir s’il y a, ou s’il n’y a pas, une relation – et laquelle –entre deux phénomènes. « Il n’y a pas de science sans mesure. » (Ch. Féré). Comme Goujon, nous croyons que cette affirmation est un peu trop catégorique. Certes, pour être réellement mesurable, les grandeurs doivent obéir aux lois d’équivalence et d’additivité et il est des phénomènes, ceux de conscience par exemple, qui sont des qualités, c’est-à-dire des valeurs plutôt que des grandeurs, qui ne peuvent se réduire à un continu homogène et n’ont par conséquent rien de quantitatif. Les sciences les plus complexes doivent se contenter du repérage, indiqué par Goujon ; de la sériation, ou mise en ordre d’un groupe de grandeurs discontinues et des mesures indirectes. Ainsi que l’indique Goujon la température n’est pas mesurable mais repérable bien qu’une loi sur les unités de mesure (2 avril 1919) veuille définir l’unité de mesure des températures.

Les savants ne sont pas d’accord en ce qui concerne la mesure du temps. « Le temps psychologique n’est pas continu parce que les instants qui le composent sont formés de phénomènes perçus l’un après l’autre. » (Euriques). Cependant « nous avons la sensation du rythme de certaines séries acoustiques que nous appelons isochrones ; les différentes séries de sons, que nous percevons comme isochrones, nous fournissent des mesures de temps comparables entre-elles, et nous amènent ainsi, bien qu’avec une exactitude restreinte à une même appréciation des durées égales, et, par conséquent, à, une même mesure naturelle du temps. » (Euriques). L’accord des horloges entre elles – des horloges de précision s’entend – et avec les observations astronomiques, nous paraît prouver la possibilité de la mesure du temps physique. Le langage populaire ne s’embarrasse pas de toutes ces difficultés et de toutes ces distinctions ; le commerçant parle du « poids » de ses marchandises alors que pour le savant il s’agit, en réalité, de leur « masse ». Le poids d’un corps est une grandeur qui varie selon la latitude et l’altitude ce mot « poids » doit éveiller en nous l’idée de l’attraction des corps par la terre. La masse ou quantité de matière des corps est par contre une quantité invariable qui ne dépend ni de l’altitude, ni de la latitude. Des savants eux-mêmes emploient le mot mesure lorsqu’il s’agit en réalité d’une sériation, d’une comparaison aussi objective que possible, c’est ainsi que l’on parle de la mesure de l’attention, de la mémoire, de l’intelligence, etc.



« Dans les mesures proprement dites, le choix arbitraire de l’unité est en principe indifférent, mais il est