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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/204

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MET
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la critique. Si l’une n’est rien de plus que l’expression des sentiments de l’homme, simples reflets des passions du groupe qui l’encadre, d’une subjectivité, simple nuance de l’opinion commune, l’autre est une conquête du monde naturel due à l’initiative d’une individualité libérée des entraves du préjugé, l’aboutissement de recherches objectives dont les conclusions vaudront pour quiconque suivra librement la même voie.

La connaissance scientifique résulte de l’application à l’étude de la nature, d’une méthode logique d’observation, d’expérience et de discussion, méthode préconisée dès le xiiie siècle par le moine Roger Bacon, précisée, trois siècles plus tard, par son homonyme, le Chancelier François Bacon, qui recommande de se défier des idées a priori, de recourir à l’observation et au raisonnement et, avec prudence, à l’induction, c’est-à-dire de ne conclure du particulier au général qu’après de nombreuses expériences, qu’après maintes épreuves légitimant la loi formulée.

Il était réservé à Descartes d’imposer et de vulgariser l’emploi de la méthode scientifique. Son œuvre, quoi qu’elle ait été moins novatrice qu’on ne le suppose, par le retentissement qu’elle eut, a puissamment agi sur l’orientation de l’esprit humain.

La méthode cartésienne consiste à n’accepter comme vrai que ce qui est évident et à accepter comme vrai tout ce qui est évident. D’abord rejeter les idées préconçues et les arguments d’autorité. « Entreprendre une bonne fois d’ôter de sa créance toutes les opinions reçues jusqu’alors, afin d’y en remettre par après, ou d’autres meilleures ou les mêmes, lorsqu’on les a ajustées au niveau de la raison. »

Rien, pourtant, dans notre constitution physiologique, ne correspond au sentiment d’évidence, « comme il y a sentiment de joie, sensation de chaud, impression de fait ». D’où nous vient la clarté ? Nous distinguons les faits qui se produisent en nous et ceux qui se produisent dans le monde extérieur. « Les premiers varient avec chaque individu, les seconds sont communs à toutes les personnes avec qui nous communiquons. » Le critérium cherché pour l’évidence pourrait être l’accord général. Mais « une proposition scientifique ne peut être admise que si on la comprend et le nombre des personnes capables de comprendre est petit, plus qu’elles ne le croient. L’accord, s’il existait, serait donc un accord de spécialistes ; en fait il n’existe pas » (Campbell). À l’accord effectivement réalisé, il faut donc substituer la possibilité d’accord entre tous ceux qui seront capables d’appliquer la méthode. Et encore, y a-t-il des sensations anormales. Heureusement, grâce à la corrélation entre diverses manifestations sensibles d’un même fait, nous pouvons éliminer les sensations anormales. Un homme atteint de daltonisme pourra identifier des rayons lumineux d’après leur position dans le spectre, d’après leur longueur d’onde. Les sensations anormales peuvent ainsi être remplacées par des sensations normales susceptibles d’assentiment universel.

Il y a, en effet, des sensations que l’on peut regarder comme universellement normales, comme exprimant des propriétés reconnues par tous. Ce sont celles sur lesquelles reposent les mesures, fondements de la science. Un physicien anglais en distingue trois espèces : 1° jugements de simultanéité, de séquence et d’intercalation dans le temps ; 2° jugements de coïncidence et d’intercalation dans l’espace ; 3° jugements numériques. En somme « Le critérium de l’accord général est issu de la nature de notre expérience et de notre manière de penser. Une altération de cette nature est une supposition folle. La faillite du critérium serait la faillite de la pensée. »

Quelles sont les modalités de l’observation et de l’expérimentation ? D’après Stuart Mill, elles sont au

nombre de quatre : Méthode de concordance (Comparaison de cas nombreux et différents concordant par la présence du phénomène étudié ; ils doivent aussi concorder par la présence des phénomènes que l’on suppose lui être invariablement liés). Méthode de différence (Examen des cas semblables différant seulement par la présence ou l’absence d’un seul phénomène. Le phénomène lié au premier doit être, de même, présent ou absent). Méthode des variations concomitantes (Les deux phénomènes en relation supposée doivent présenter des variations corrélatives). Méthode des résidus Si on retranche d’un phénomène complexe toutes les circonstances déjà expliquées par certaines causes, il peut rester des circonstances inexpliquées. Celles-ci seront la conséquence des faits antérieurs non utilisés pour l’explication : (Découverte de Neptune, par Leverrier.)

Qu’est-ce qui guidera nos pas dans la recherche ? Qu’est-ce qui nous incitera même à l’entreprendre ? « Quand Descartes disait qu’il ne faut s’en rapporter qu’à l’évidence ou à ce qui est suffisamment démontré, cela signifiait qu’il ne fallait plus s’en référer à l’autorité, comme faisait la scolastique, mais ne s’appuyer que sur les faits bien établis par l’expérience. De là il résulte que, lorsque dans la science nous avons émis une idée ou une théorie, nous ne devons pas avoir pour but de la conserver en cherchant tout ce qui peut l’appuyer et en écartant tout ce qui peut l’infirmer. Nous devons, au contraire, examiner avec le plus grand soin les faits qui semblent la renverser, parce que le progrès réel consiste toujours à changer une théorie ancienne qui renferme moins de faits contre une nouvelle qui en renferme davantage. » (Claude Bernard) « Toutefois, la manière de procéder de l’esprit humain n’est pas changée au fond pour cela. Le métaphysicien, le scolastique et l’expérimentateur procèdent tous par une idée a priori. La différence consiste en ce que le scolastique impose son idée comme une vérité absolue qu’il a trouvée, et dont il déduit ensuite, par la logique seule, toutes les conséquences. L’expérimentateur, plus modeste, pose au contraire son idée comme une question, comme une interprétation anticipée de la nature, plus ou moins probable, dont il déduit logiquement des conséquences qu’il confronte à chaque instant avec la réalité au moyen de l’expérience. Il marche ainsi des vérités partielles à des vérités plus générales, mais sans jamais prétendre qu’il tient la vérité absolue. » (Cl. Bernard) C’est l’intuition ou le sentiment qui engendre l’idée expérimentale. « Toute l’initiative expérimentale est dans l’idée, car c’est elle qui provoque l’expérience… Si l’on expérimentait sans idée préconçue, on irait à l’aventure ; mais d’un autre côté, si l’on observait avec des idées préconçues, on ferait de mauvaises observations et l’on serait exposé à prendre les conceptions de son esprit pour la réalité. » (Cl. Bernard)

Cette méthode expérimentale qui, à première vue, paraît si complexe, est non seulement accessible à tous, mais en fait chacun la met spontanément en pratique. Le savant viennois Mach a dit : « L’activité intellectuelle du chercheur et de l’inventeur ne diffère pas essentiellement de celle du commun des hommes. Le savant érige en méthode ce que les autres hommes font instinctivement. » Un autre savant anglais, Pearson, dit de son côté : « L’importance d’une juste appréciation de la méthode scientifique est si grande, que l’on pourrait avec raison, je crois, demander à l’État de placer l’éducation scientifique à la portée de tous les citoyens. En fait, nous devrions regarder avec une méfiance extrême les grosses dépenses publiques pour des institutions techniques ou similaires, si l’enseignement manuel que l’on se propose d’y donner n’est pas accompagné de science pure. L’habitude scientifique de