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l’esprit est une habitude que tout le monde peut acquérir ; les moyens les plus simples de la prendre doivent être placés à la portée de tous. » L’apprentissage d’un métier ne doit pas se réduire à l’acquisition d’une routine ; il doit être raisonné, méthodique, éveiller l’intelligence autant qu’il discipline les gestes.

Nous avons, au début, signalé l’opposition entre mysticisme et science ; cependant nous avons déjà constaté que l’intuition était le propulseur de la recherche expérimentale. C’est qu’opposition ne signifie pas abîme infranchissable, discontinuité absolue. Au début, l’homme primitif ne connaît d’abord comme cause de changement que sa propre volonté ; il attribue une volonté semblable à tout ce qui se meut. Remarquant ensuite que des changements obéissent à certaines règles immuables, alors que son esprit, ses tendances propres sont versatiles, il confère à un être supérieur, maître de soi-même, persévérant dans ses desseins, la direction de l’évolution du monde. Dans les deux cas son mysticisme s’appuie sur l’expérience, obéit à une certaine logique ; il est science embryonnaire. L’homme se fourvoie, au contraire, dès l’instant que, s’en tenant à ces premières explications, il met un frein à sa curiosité. L’opposition fondamentale consiste en ceci : le mysticisme est immobilité, torpeur, suicide ; la science est mouvement, attention, vie. – G. Goujon.

MÉTHODE. (Point de vue individualiste). — Il est de mode de prétendre, dans certains milieux, que les individualistes anarchistes manquent de méthode ; c’est mal connaître l’individualisme anarchiste.

La méthode en cours chez les individualistes consiste d’abord en une œuvre de démolition, ensuite en un labeur de reconstruction.

Nous cherchons à extirper du cerveau et de la conduite de ceux avec qui nous venons en contact et avec lesquels nous restons en rapport, la mentalité bourgeoise et petite-bourgeoise, et nous insistons jusqu’à ce que se soit effondré le dernier appui, l’ultime base, le dernier étai sur lequel se fondait ou reposait cette mentalité. Nous la traquons jusqu’en ses derniers refuges, jusqu’en ses repaires les plus cachés. Dans ces entités sonores : mal, bien, juste, injuste, vice, vertu, amour, haine, courage, paresse, foi, jalousie, doute, cause, parti, église, honneur, vergogne, convenances, pudeur, obscénité, famille, mariage – dans mille autres – nous voyons autant de fantômes qu’agitent comme des épouvantails les dirigeants et les gouvernants, civils comme religieux, laïques comme ecclésiastiques. Nous entreprenons de démasquer, de dégonfler, de crever ces baudruches. Nous voulons faire sonner le creux de la phraséologie hypocrite et puritaine à l’abri de laquelle les hommes d’état, les gens de finance et les maîtres-chanteurs perpètrent leurs mauvais coups.

Notre méthode consiste à déraciner du cerveau et de la conduite de ceux auprès desquels nous avons accès, les « valeurs morales » en cours en ce monde, ce vieux monde de dominateurs et de dominés, d’exploiteurs et d’exploités – que ces « valeurs » soient d’ordre éthique ou civique, spirituel ou économique, pratique ou méta. Toutes, sans en excepter une seule.

Nous sommes d’abord des négateurs, des démolisseurs, des désagrégateurs, des artisans de « tables rases ». Nous le sommes parce que la mentalité bourgeoise et petite-bourgeoise, les « valeurs » morales en cours, sont en leur essence archistes et parce qu’en dernier ressort, elles murent l’unité humaine, cadavre ambulant, dans la tombe du défendu, de l’interdit, du prohibé.

La méthode individualiste anarchiste consiste à desceller la pierre tombale, à faire sortir de la fosse l’infortuné qui y croupit et qui y pourrit, à lui crier – et très haut et très fort : « Rien ne t’est défendu, inter-

dit, prohibé que ce que tu ne peux accomplir par ton propre effort, isolé ou associé aux tiens. »

Notre anarchisme ne date pas de la querelle doctrinale qui mit aux prises Bakounine et Marx ni de Gorgias, ni de Protagoras ; il remonte au premier humain, à l’ancêtre pré-historique ou anté-historique qui refusa de se « laisser faire » par les chefs de tribu d’alors, d’accomplir une action qu’il n’aurait pas accomplie si on ne l’y avait pas obligé.

Dans un article de l’Anarchie, le compagnon Albert Libertad écrivait : « Pour connaître véritablement la liberté, il faut développer l’homme jusqu’à ce que nulle autorité n’ait possibilité d’être ».

Nous avons fait nôtre cette opinion et nous l’avons complétée par certaines propositions que voici :

« Il convient de développer en l’unité humaine la mentalité alégaliste jusqu’à ce que nulle loi ou légalité n’ait possibilité d’être ; il convient de développer la mentalité amoraliste Jusqu’à ce qu’aucune morale ou moralité officielle ou coercitive n’ait possibilité d’être ; il convient de développer la mentalité de camaraderie ou de sociabilité jusqu’à ce que le sociétarisme ou le grégarisme n’ait plus de possibilité d’être. »

Voilà la méthode individualiste anarchiste.

Que l’application de cette méthode n’aille pas sans quelque danger, qui le nie ? Plusieurs des nôtres ne l’ignorent point. Quand on voyage en avion, c’est plus périlleux qu’en automobile ; quand on se déplace en automobile, c’est plus risqué que lorsqu’on utilise une charrette à âne. Marcher est le mode de locomotion le plus sûr, somme toute.

Il est encore bien plus sûr de rester chez soi.

Eh bien oui : quand on a mis au rancart mentalité bourgeoise et petite-bourgeoise ; jeté au fumier les valeurs morales en usage ; anéanti en soi l’esprit vieux-monde ; lorsqu’on est sorti du tombeau et qu’on nargue ou défie convenu, établi, routine, définitif, tout ne va pas comme sur des roulettes et de temps à autre on doit s’attendre à buter contre des obstacles et de sérieux, soit dit entre parenthèses.

Nous ne cherchons pas de parti-pris, de gaieté de cœur, les alarmes, les passes difficiles, les détresses mortelles, les situations sans issue. Au contraire. Mais la voie sur laquelle se sont lancés les individualistes à notre façon n’est pas toujours libre. Avis aux timorés. Que ceux qui ne veulent pas de notre méthode restent chez eux, mais qu’ils ne nous accablent pas de conseils, d’avis, alors que nous avons pesé le pour et le contre avant de partir.

La méthode individualiste anarchiste n’implique pas seulement entreprise de démolition, elle est reconstructive. Nous ne sommes pas seulement des iconoclastes, nous faisons de la réédification. Nous acceptons les désavantages auxquels nous exposent nos théories et nos thèses, mais nous poursuivons tous les bénéfices qu’elles impliquent.

Une fois leur cerveau décrassé, nous appelons à nous ceux avec qui nous sommes restés en contact et nous leur disons : « Parallèlement à une propagande antiétatiste la plus vivante et la plus profonde qu’il soit possible d’imaginer, formons, créons des groupes, des milieux, des associations ou, toute ingérence archiste étant écartée, nous vivrons comme nous l’entendrons. Venez tels que vous êtes, même avec les désirs et les aspirations que vous n’osez vous avouer ou révéler à vous-mêmes. Vous ne rencontrerez, parmi nous, ni bonzes moralisateurs, ni moralisateurs réfrigérants pour vous arrêter dans vos élans ou vous reprocher de vous écarter des textes reçus ou encore de manifester des besoins contraires au « bon sens ». Nous voulons instaurer des milieux où le but poursuivi est de se procurer la plus grande somme de bonheur réalisable – et