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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/224

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MIL
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mine diversement l’individu, ou des groupes d’individus, mais l’étendue, la durée de ce milieu n’est point limitée et la solidarité des individus entre eux ne peut se comparer à celle des cellules entre elles. L’évolution individuelle, le moi, suit une courbe physiologique à peu près invariable de la naissance à la mort. L’évolution et la forme sociale ne sont point limitées dans l’espace et dans le temps et l’ensemble des individus ne saurait constituer une unité, un moi social comparable au moi individuel.

Cette différence s’accentue si nous comparons la rapidité de deux évolutions. L’unité individuelle se modifie relativement vite si nous examinons l’être soumis à des causes modifiantes l’écartant de l’influence du milieu. L’évolution sociale est beaucoup plus lente parce que, précisément, les causes modifiantes n’ont point l’amplitude nécessaire pour créer une nouvelle psychologie, une nouvelle coordination collective de tous les individus. Le problème de l’éducation et de la transformation sociale est, de ce fait, très ardu. La comparaison du fonctionnement social avec le fonctionnement individuel, permet tout de même de trouver une certaine similitude entre le rôle conservateur joué par la structure de l’organisation sociale et le même rôle déterminé par la structure de l’organisme individuel. Chez celui-ci la multiplication cellulaire crée la différenciation des cellules par l’accumulation de certaines substances agglutinantes contribuant également à former l’architecture de l’individu, son squelette. Or les combinaisons chimiques de l’œuf sont telles que son évolution est invariablement et spécifiquement déterminée et qu’un œuf de grenouille, par exemple, ne donnera jamais naissance à un aigle ou à un rhinocéros. Ainsi, en se construisant, l’être acquiert des organes qui ne peuvent le faire vivre que selon leur fonctionnement particulier, leur coordination générale qui fait que l’ensemble de l’animal constitue un poisson, un mammifère ou un oiseau menant une existence bien définie. Mais dans le cours de sa vie, l’être subit les influences physico-chimiques du milieu, surtout lors de sa formation, et il se modifie plus ou moins, mais cette différenciation de sa nature est infime si on la compare à celle du jeune être qu’il engendrera à son tour et qui sera très différent de lui. Nous voyons que la structure de l’individu le maintient dans une certaine constance fonctionnelle et qu’un véritable changement ne peut se produire que par la création d’un autre individu.

Le milieu social, dès ses débuts, est également très modifiable et, suivant la cérébralité des individus le composant, il se construit sur un type ou sur un autre ; mais au fur et à mesure de son évolution, les individus, par division du travail, spécialisation, créent des organisations différentes, lesquelles déterminent à leur tour une psychologie particulière, une déformation professionnelle, de telle manière que, l’individu et sa fonction ne sont plus que la partie d’un tout : l’individu créant et exécutant la fonction ; la fonction déformant l’individu.

L’organisation du milieu social peut alors se comparer quelque peu à l’organisation animale par ses innombrables constructions matérielles, ses édifices, ses industries, ses routes, etc…, formant un ensemble cohérent, une sorte de squelette déterminant l’aspect particulier qui lui est propre. Ce squelette, par une sorte de cristallisation, produit du fonctionnement social détermine à son tour l’activité collective et s’oppose à toute transformation tendant à modifier profondément sa structure. L’inévolution morale, sa stagnation ne paraissent pas avoir d’autres bases. Le milieu social ne forme pas un tout coordonné harmonieusement, comme cela devrait être ; il crée de multiples milieux à intérêts opposés, développant l’esprit de lutte, l’esprit agressif, inter-humain, et non l’esprit

de concorde. Cet esprit de lutte favorise bien l’intelligence, mais nullement le sens moral, continuellement heurté par des éléments contradictoires.

Le problème de l’amélioration et de la transformation des sociétés humaines par l’éducation ou la révolution est donc très difficultueux, car il se heurte à des impossibilités de réalisation dans les deux cas… La révolution (qui peut être considérée comme une mort de l’organisation sociale supprimée) laisse les germes sociaux qui sont les individus avec des mentalités à peu près identiques et peu transformées. Ils donnent donc naissance à d’autres sociétés peu différentes des anciennes, ainsi que nous le montrent tous les événements historiques.

D’autre part, l’éducation véritable s’effectue par ces différents organismes sociaux, ces différents milieux qui tendent à se perpétuer toujours semblables à eux-mêmes. Ainsi se prolongent les milieux bourgeois, ouvriers, commerçants, industriels, militaires, paysans, intellectuels, artistes, etc… etc… Comme il n’est au pouvoir de personne de changer subitement la psychologie de ces milieux, ils influencent et éduquent les jeunes êtres selon leurs concepts moraux opposés les uns aux autres, et contribuent ainsi à prolonger l’immoralité générale tendant à favoriser les intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général. L’évolution morale collective sera donc excessivement longue par cette persistance des causes d’immoralité.

On peut entrevoir une issue à ces difficultés par la création de milieux absolument nouveaux, fondés par des individus hardis et novateurs, coordonnés plus harmonieusement, éduquant les êtres selon une morale fraternelle et strictement objective, unifiant les efforts volontaires dans l’intérêt de tous et, conséquemment, de l’individu. – Ixigrec.

MILIEUX [de vie en commun] et [colonies]. Il est de fait que depuis la diffusion sur une grande échelle des idées collectivistes, communistes, coopératives et anarchistes (communistes comme individualistes), il s’est trouvé des partisans de ces doctrines ou de ces conceptions pour tenter de mettre en pratique leurs théories. Différents mobiles les poussaient : tantôt il s’agissait de démontrer la praticabilité de thèses que leurs opposants prétendaient irréalisables, tantôt on se proposait d’anticiper l’avènement de la « Société future » ou du « Royaume des Cieux » dont tarde si longtemps la venue, au gré de l’impatience sincère. Certains chrétiens socialistes ou anarchistes visaient tout simplement à vivre en marge ou en dehors d’une société dont ils ne pouvaient plus supporter la structure antifraternelle, l’oppression capitaliste ou les bases autoritaires, selon le cas.

Les milieux libres, colonies ou communautés ont soulevé maintes discussions dans les journaux et groupes socialistes ou anarchistes. Leurs adversaires – presque toujours doctrinaires orthodoxes – leur ont reproché de ne pas durer indéfiniment ( ?) ; de subir des échecs qui « nuisent à la propagande » ; de créer de petites agglomérations d’indifférents à tout ce qui n’est pas le petit centre où se déroule leur vie.

Au point de vue individualiste anarchiste, il paraît difficile de se montrer hostile à des humains qui, ne comptant que sur leur vitalité individuelle, tentent de réaliser tout ou partie de leurs aspirations. Même s’ils ne croyaient pas à la valeur démonstrative des « tentatives de vie en commun », les individualistes anarchistes font une telle propagande en faveur des « associations volontaires » qu’ils auraient mauvaise grâce à renier les milieux où leur thèse se pratique avec moins de restrictions que n’importe où ailleurs.

En dehors de cette constatation que certaines colonies ont prolongé leur existence pendant plusieurs générations, on peut se demander pour quel motif les