Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/255

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MOD
1599

modalité, mœuf se changea en mode, substantif masculin.

En grammaire, le mode est une des formes du verbe, suivant les conditions de l’état ou de l’action qu’il exprime. Il y a six modes : indicatif, conditionnel, impératif, subjonctif, infinitif et participe. En musique, le mode est la disposition de la gamme, d’après la place qu’occupent les tons. Dans la musique ancienne, il y avait autant de modes que de gammes. La musique moderne n’en a que deux : le majeur et le mineur. En langage ordinaire, mode est synonyme de manière, moyen, procédé, méthode. On dit : « le mode de gouvernement », « le mode d’enseignement », etc.

La mode est le goût, la fantaisie, la façon de faire de chacun (chacun vit à sa mode), ou ce qui constitue les usages d’un groupe, d’un pays (la mode de chez nous, la mode de Bretagne, la mode française). Mais elle est surtout un usage passager, soumis au caprice, qui règne sur la forme des meubles, des vêtements, des parures et, généralement, de tous les objets matériels. En fait, elle domine la vie sociale dans toutes ses manifestations non seulement matérielles, mais aussi intellectuelles et morales. Aucune n’échappe à cette tutelle du moment qu’elle devient collective, qu’il s’agisse de logement, de costume, de cuisine, d’hygiène, de travail, de distraction, d’art, de religion ou de politique. Suivant le temps et les circonstances, il est de mode, c’est-à-dire de « bon ton », de « bon goût », selon le ton ou le goût du plus grand nombre, d’être gras ou maigre, barbu ou glabre, carnivore ou végétarien, casanier ou d’aimer les voyages, d’user ou de s’abstenir de l’alcool ou du tabac, de préférer les arts aux sports, ou vice-versa, d’être une « belle brute » ou un « fin intellectuel », d’avoir du penchant pour les maritornes robustes ou les dames botticellesques, d’être pour le mariage ou le concubinage, de se montrer belliqueux ou pacifique, croyant ou athée, nationaliste on anarchiste, d’aller chez les curés ou chez les francs-maçons, quand ce n’est pas chez les deux à la fois, etc., etc.

Aucune raison véritable ne détermine la plupart de ceux qui obéissent à la mode. Ils sont comme l’Iphis de La Bruyère qui « voit à l’église un soulier d’une nouvelle mode ; il regarde le sien, il rougit, il ne se croit plus habillé ». On suit le mouvement, on se livre au vent qui passe, venant on ne sait d’où et qui fait tourner les têtes comme des girouettes indifférentes aux directions qu’elles prennent entre les points cardinaux de l’intelligence et de la sottise, de la raison et de la folie. La mode est, en somme, la façon de penser, de sentir et d’agir, ou de paraître penser, sentir et agir, à partir d’un moment et pour un temps donnés, sur un territoire plus ou moins vaste et pour une population plus ou moins nombreuse, suivant un modèle (objet d’imitation) sur lequel tout le monde se guide quels que soient les incompatibilités, les inconvénients et même les dangers qui peuvent en résulter pour chacun. C’est le creuset dans lequel toute personnalité se dissout, toute curiosité d’esprit et toute indépendance de caractère et de goût disparaissent pour réaliser l’état larvique de la foule anonyme, amorphe et interchangeable. C’est le nombre d’où sort la « majorité compacte » dont l’inconscience coagulée soutient les partis, les parlements, les académies, les administrations, les armées, les églises, les patries et tout ce qui fait la mécanique de l’asservissement et de l’abrutissement humains.

La mode est plus puissante que la loi ; elle la brave quand celle-ci ne veut pas la sanctionner. C’est ainsi que souvent les usages font loi. L’œuvre de centralisation, de nationalisation des pouvoirs politiques de plus en plus tentaculaires, n’aurait pas été possible sans l’unification des idées et des mœurs qu’elle a présidée sur des territoires de plus en plus vastes, détruisant

peu à peu l’esprit local et créant une mentalité avec des besoins uniformes. La mode de parler le langage de Paris, de s’habiller comme à Paris, de penser à la façon des beaux esprits de Paris, a plus fait pour la soumission de la province au pouvoir central et pour l’unité française que toutes les guerres, tous les décrets et toutes les ordonnances. La facilité des communications a multiplié et étendu au monde tout entier sa puissance de prosélytisme. Le livre et le journal, auxquels se sont ajoutés le télégraphe, le téléphone, la T. S. F., le cinématographe, font qu’en quelques jours la mode de Paris, de Londres ou de Berlin devient celle de tout le globe. Le Parisien de 1930 peut aller n’importe où, à Moscou, à Pékin, dans le centre africain, en Patagonie ou au Kamtchatka, il est sûr de pouvoir y renouveler sa provision de faux-cols, d’y rencontrer des joueurs de belote et d’y entendre Ramona.

On a dit : « les fous inventent les modes et les sages les suivent ». Cette formule est trop brève pour avoir un sens complet. Telle quelle, elle n’est pas exacte. Il y a des sages et des fous des deux côtés ; beaucoup de fous, très peu de sages. Dans le plus grand nombre des cas, les inventeurs de la mode sont des gens intelligents mais sans scrupules, ne cherchant qu’à exploiter la sottise publique. Ces gens, qui ne se préoccupent pas plus des conséquences de leurs agissements que les mégalomanes conducteurs des peuples, sont certainement plus près de la folie que de la sagesse, et ceux qui les suivent ne sont pas plus sages. Il y a de la sagesse pour l’individu indifférent à tout vain besoin de paraître (voir ce mot), à adopter une mode quand il la reconnait bonne et la trouve à sa convenance. Elle favorise parfois un heureux changement auquel on n’aurait pas pensé ou qu’on n’aurait pas pu réaliser par sa seule initiative. Le fait que des modes peuvent être réellement utiles et ne servent pas seulement à remplacer arbitrairement d’autres modes, mais qu’elles s’attaquent à des coutumes néfastes et à des préjugés malfaisants, prouve qu’elles ne sont pas toujours l’invention de fous. La trop fréquente adoption de modes pernicieuses démontre qu’elles sont plus souvent suivies par des fous que par des sages. Il y a autant de sagesse à suivre une mode qu’à l’inventer lorsqu’elle est sage, mais elle n’est pas sage en soi, elle l’est par ses conséquences. Celle qui introduisit l’usage du tabac apporta aux hommes une de leurs coutumes les plus néfastes. Celle qui leur apprit à manger des pommes de terre leur rendit un service immense.

Comment naît la mode ? D’après ce qui précède, il semblerait qu’elle est l’unique produit de la fantaisie de certains dont l’intérêt plus ou moins légitime est de la créer. La question est plus compliquée, surtout en ce qui concerne les formes usuelles de la vie. Si l’intérêt des inventeurs de la mode est toujours en jeu, il est soumis à des considérations multiples et souvent à des raisons économiques qu’on ne peut négliger si on veut réussir. On ne peut, par exemple, lancer la mode d’une marchandise dont il n’y aura pas abondance sur le marché. Il faut donc tenir compte de la production des matières premières, de la facilité de se les procurer, de la concurrence qui se les dispute, des moyens de les manufacturer et de les rendre plus ou moins avantageuses pour le fabricant et pour le consommateur. La mode sera alors aux meubles anciens ou modernes, en bois clairs ou sombres, aux ustensiles de cuisine en cuivre, en fonte ou en aluminium, aux étoffes de soie, de laine ou de coton, au linge blanc ou de couleur, aux fourrures, à la paille ou à la plume, aux coiffures compliquées de postiches ou aux cheveux coupés, etc.

Dans les, limites très larges de ces considérations de caractère économique, la mode n’a pas d’autre loi que le caprice de ceux qui l’inventent et la passivité de