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ceux qui la suivent. Le champ du caprice est d’autant plus vaste que, quoiqu’on puisse en dire, le véritable sentiment du beau, pas plus que celui de l’utile, n’a de rapport obligé avec la mode. Le sentiment de la beauté change avec la mode, ce qui exclue de celle-ci la véritable beauté (voir ce mot). L’esthétique, formule plus ou moins conventionnelle de la beauté et qu’il ne faut pas confondre avec elle, est au contraire souvent tributaire de la mode. « Les femmes n’ont que le sentiment de la mode et non celui de la beauté », a dit Th. Gautier. On peut en dire autant des hommes que la mode, dans bien des cas, rend ridicules alors que les femmes ne sont que disgracieuses. La vrai beauté est tellement étrangère à la mode que, du jour au lendemain, celle ci fait paraître grotesque ce qui était tenu la veille pour le dernier mot du bon goût et de l’élégance. La belle femme, qu’on admire dans le costume du jour, paraîtrait laide si elle se montrait, en 1930, avec les manches à gigot et la « tournure » d’il y a quarante ans, ou dans la crinoline de sa grand-mère ; mais elle repartirait belle et désirable dans ces vêtements s’ils redevenaient à la mode.

La mode, en multipliant les variétés de la parure, est avant tout un excitant sexuel que les plus prudes ne dédaignent pas. On a dit, en la considérant, que le xviiie siècle avait été celui de la poitrine, le xixe, celui de la croupe, et que le xxe était celui de la jambe. Tous sont du bas-ventre, et l’esprit s’y mêle rarement. Au temps où « l’abondance » est de mode, seins en caoutchouc ou en satin, fesses en crin et mollets en carton corrigent les anatomies insuffisantes et multiplient les rotondités. Le xxe siècle est celui de la femme plate, dont l’allure est appelée « sportive ». Certaines vont jusqu’à faire « raboter » par des « chirurgies esthétiques » des seins qui les gênent pour conduire une automobile ou des mollets qui déforment leur ligne quand elles jouent au tennis.

La mode, en déplaçant ou en supprimant toutes les notions de la beauté et de la morale, révèle mieux que tous raisonnements ce que ces notions ont de conventionnel, pour ne pas dire d’inexistant. Quel sentiment de la beauté peuvent posséder ces dames d’âge canonique qu’on appelle aujourd’hui des « barbonnes », qui exhibent des chairs tombantes et faisandées, et ceux qui les admirent parce qu’elles suivent la mode, alors qu’ils railleront au contraire une femme fraiche montrant des nudités radieuses dans un costume démodé ? La mode abolit ainsi, non seulement tout sens esthétique, mais aussi tout sens moral en fournissant la preuve de la fausseté d’une morale qui est toute de circonstance. Ainsi se vérifie l’exactitude de cette observation de Molière que : « L’hypocrisie est un vice à la mode et tous les vice à la mode passent pour des vertus ». Suivant les latitudes et les mœurs, les femmes cachent ou couvrent des parties différentes de leur corps. Qui se permettrait de soutenir que l’africaine, voilant son visage et découvrant son derrière, est plus impudique que l’européenne montrant le premier et couvrant plus ou moins le second ? Les femmes les plus impudiques sont celles qui sont les plus voilées. C’est des couvents que sont sorties les lupercales et les bacchanales ; c’est dans les couvents que l’ange, descendant plus bas que la bête, s’est livré aux pires orgies et a pratiqué les plus ingénieuses dépravations.

« Désir, de fille est un feu qui dévore,
Désir de None est cent fois pis encore. »

a dit Gresset. Chaque fois que la nature est endiguée dans son cours régulier et normal, elle devient un torrent furieux qui emporte tous les barrages du conformisme. Les prêtres luperques et les bacchantes de l’antiquité, les ensoutanés modernes, n’ont été et ne sont si excités que parce qu’ils ne pouvaient et ne peuvent encore satisfaire normalement leurs besoins

sexuels, l’hypocrisie religieuse prétendant leur imposer une abstinence contre nature. Leurs sermons furieux contre ce qu’ils appellent le « dévergondage de la mode » n’ont pas d’autre raison. Les modes les plus sages sont, sur ce chapitre, celles qui n’entravent ni ne surexcitent la nature.

« Une chose folle et qui découvre bien notre petitesse, c’est l’assujettissement aux modes quand on l’étend en ce qui concerne le goût, le vivre, la santé et la conscience », a dit La Bruyère. Si on ne considère que la santé, combien la mode lui a été souvent nuisible ! Un ministre de Charles X constatait que « les femmes coquettes n’ont jamais froid ». Elles n’en sont pas moins la proie de la maladie dès qu’un refroidissement de la température se produit. À Paris, les dix premiers jours de février 1929, durant lesquels le froid fut particulièrement rigoureux, virent 2684 décès au lieu de 1335 suivant la moyenne habituelle. On voit la femme coquette trottant sous l’averse, les jambes presque nues dans des bas transparents et les pieds dans des souliers découverts rapidement transformés en cuvettes où ils trempent dans un bain glacé. La grippe, que cette crânerie inutile ne désarme pas, emporte parfois cette femme en quelques jours. Les talons hauts, le corset, détraquent chez les femmes les organes profonds et les préparent à des’maladies redoutables. Une alimentation incohérente, l’usage des fards, des teintures et des stupéfiants ajoute encore a tous ces dangers. Après la guerre « régénératrice » de 1914, la mode a fait prendre aux femmes l’habitude du tabac, et elles y ajoutent aujourd’hui le goût de l’alcool absorbé sous forme de mixtures, appelées « cocktails », qui sont le plus sûr et le plus rapide moyen d’abrutissement « distingué » inventé par la folie humaine après les trémoussements hystériques du « dancing ».

Plus un peuple est primitif, moins ses modes sont changeantes. Les peuples primitifs qui demeurent encore ont des modes remontant à leurs origines, les progrès d’une civilisation qu’ils ignorent n’ayant pas développé chez eux le besoin de les varier. Comme les animaux qui en sont réduits aux moyens de séduction de leurs premiers parents, les primitifs ont gardé les premières modes ; mais si un nouvel artifice est mis à leur portée, ils s’empressent de l’adopter. Ils « font le beau » en arborant un vieux gibus ou des jarretelles qui ne soutiennent aucune chaussette, et en baragouinant le jargon des « mocos » qui vont les « civiliser » ; tel Vert-Vert paraissant :

« Beau comme un cœur, savant comme un abbé »,

en répétant les incongruités apprises des dames Visitandines et des bateliers de la Loire. On constate ainsi que l’esprit d’imitation est chez l’homme comme chez l’animal et dans des conditions aussi primitives ; il est à la base de la mode avec le besoin de paraître. D’abord adaptée au climat, aux ressources des différents pays et aux nécessités locales, la mode s’est transformée, avec les relations, pour des buts de plus en plus futiles. La civilisation lui a fait prendre un caractère cosmopolite de plus en plus étranger aux vrais besoins des individus, les obligeant à une adaptation antinaturelle et les mettant toujours plus dans l’incapacité de vivre suivant un goût personnel.

Les raisons économiques dont nous avons parlé ne suffiraient pas pour susciter les différents changements de la mode au gré de ceux qui l’exploitent. Toutes sortes de motifs, les plus abracadabrants, leur viennent en aide, fournis par la badauderie publique elle-même. Ainsi, il y a trente ou quarante ans, à Londres, un jour de courses de chevaux, la pluie s’étant mise à tomber, le prince de Galles retroussa les bas de son pantalon. Immédiatement tous les élégants qui l’entouraient l’imitèrent, et la nouvelle, transmise par le télégraphe,