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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/259

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tre motif que celui-ci : « La mode change ! À vingt ans, j’avais les idées à la mode. Quel est le jeune homme généreux qui n’a pas été anarchiste à vingt ans ? » Pour oser de telles déclarations, il faut ne pas avoir crainte d’étaler son peu de conviction. Ils peuvent appeler cela de la franchise. Ils n’empêcheront pas qu’on puisse penser que c’est du cynisme, tout simplement et qu’il est bien permis de croire que ces hommes si variables ne furent et ne sont nullement sincères. D’ailleurs, on les remarque surtout dans le journalisme et dans la politique, mais assez rarement dans le monde ouvrier ; c’est du moins mon avis. Eh quoi ! est-ce par mode que tant de camarades assez connus n’ont jamais abandonné leurs idées et s’y sont conformés toute leur vie – courte ou longue – quelles qu’en fussent les désillusions et les déboires, n’aimant à se souvenir que des beaux jours d’enthousiasme et de foi en leur radieux idéal. Ils vieillissent aussi ces hommes, mais leur idéal qui ne vieillit pas leur laisse jusqu’à la mort un cœur toujours jeune. Or, cela est une richesse inappréciable, ignorée des hommes qui ont cru posséder des idées mais qui s’en étaient simplement affublés parce que c’était la mode. Est-ce aussi parce que c’est la mode que, du jour au lendemain, quelques-uns changent d’idées et vont d’un extrême à l’autre ? Que dire de ces hommes, hier libertaires et aujourd’hui aspirants, disent-ils, à une dictature quelconque ? Est-ce aussi la mode qui produit de telles conversions ? En ce cas, plaignons ces pauvres esclaves de la mode, et n’en parlons plus.

Il y a une mode qui ne passera pas, hélas ! c’est celle de n’avoir d’idées qu’autant qu’elles flattent la vanité ou concordent avec les intérêts de ceux qui en changent si facilement ! – G. Yvetot.


MODERNE adj. et n. m. (bas latin modernus). Moderne s’oppose à ancien ; il désigne ce qui est récent, ce qui est nouveau. Mais l’imprécision d’un terme si vague, utilisé arbitrairement dans des conditions très opposées, ne doit pas nous détourner de l’examen des problèmes qui se posent à son sujet. Deux surtout méritent d’être retenus : l’un, d’ordre philosophique, s’apparente étroitement à celui du progrès humain ; l’autre, d’ordre historique, concerne les discussions survenues, à toute époque, entre partisans des jeunes et partisans des vieux ou, plus exactement (car certains vieux restent toujours jeunes et certains jeunes se classent très tôt parmi les fossiles) entre partisans de l’esprit ancien et partisans de l’esprit nouveau.

Les politiciens ont tellement abusé du mot progrès (voir ce mot) qu’il est devenu suspect à beaucoup. Non sans raison, car les vocables les plus sonores, ceux qui suscitèrent le plus d’enthousiasme et pour lesquels le sang humain fut même répandu à flots, ne recouvrent souvent que d’imaginaires abstractions ou une absence totale d’idée. Mais, laissant de côté les creuses phraséologies, l’on peut se demander si, dans l’ordre intellectuel, artistique, moral, dans l’ordre matériel aussi, l’homme moderne est en progrès sur ses ancêtres, si le trésor des connaissances intellectuelles s’est accru sensiblement au cours des temps historiques et préhistoriques, en un mot, si l’âge d’or, pour notre espèce, doit être placé à l’origine ou à la fin. Selon la Bible, Adam fut créé parfait physiquement et moralement ; c’est en punition de sa désobéissance qu’il sera plus tard astreint au travail, condamné à souffrir et à mourir, ainsi que ses descendants. Ce souvenir de l’Éden primitif qui faisait dire à Lamartine que « l’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux », a longtemps empêché la vérité de se faire jour. Pour les penseurs chrétiens, c’est à l’origine qu’il faut sans conteste, placer l’âge d’or de l’humanité. Mais la science a infirmé absolument cette manière de voir et démontré que nos premiers ancêtres étaient

plongés dans une complète barbarie. À l’origine, ainsi que le poète latin l’avait dit avec infiniment plus de vérité, « lorsque certains animaux, troupeau muet et hideux, furent sortis en rampant sur les terres nouvelles, ils combattirent pour du gland et des tanières, avec les ongles et les poings d’abord, ensuite avec des bâtons, puis avec les armes que l’expérience leur avait fait fabriquer ». L’homme n’a pas échappé à la loi naturelle de l’évolution, et c’est grâce à une série de transformations successives qu’il est devenu, même physiquement, ce qu’il est aujourd’hui. Après la découverte du pithécanthrope faite à Java, en 1891, par le docteur Dubois, le doute n’était déjà plus permis ; l’on était en présence d’un type intermédiaire, au point de vue de la capacité crânienne, entre l’homme et les plus perfectionnés des anthropoïdes. Aujourd’hui, le problème est définitivement tranché. Des fouilles effectuées aux environs de Pékin ont permis, récemment, d’extraire d’importants restes fossiles appartenant à des individus très voisins du pithécanthrope. Ainsi le docteur Dubois n’avait point trouvé le crâne d’un monstre, comme le répétaient en chœur les écrivains spiritualistes ; ils s’agissait bien d’une race humaine très inférieure. Le piquant de cette découverte, c’est qu’elle ait eu lieu à une époque où de pseudo-savants s’efforçaient de discréditer le transformisme ; mais, naturellement, la grande presse n’en a soufflé mot, et des revues qui se prétendent sérieuses feignent encore de l’ignorer. Le progrès est donc manifeste dans le domaine cérébral ; il ne l’est pas moins si l’on compare l’outillage des époques préhistoriques avec celui du xxe siècle. « Quand les écrits manquent, les pierres parlent », disait Boucher de Perthes, que les savants d’alors raillèrent sans pitié, parce qu’il déclarait taillées de main d’homme les haches en silex du quaternaire. Or les premiers instruments en pierre témoignent que nos ancêtres vécurent, à l’origine, dans un dénuement complet. Sans doute l’évolution ne s’est pas faite en ligne droite, mais en zig-zag ; elle a connu des arrêts et des reculs ; il est incontestable pourtant qu’en matière de confort les modernes sont plus favorisés que leurs prédécesseurs de l’époque chelléenne ou tardenoisienne, et même d’époques beaucoup plus rapprochées. Au point de vue artistique et moral, le progrès n’est pas aussi net ; plusieurs parlent de régression, sans qu’on puisse leur donner complètement tort. Résultat d’un effort collectif, continué de siècle en siècle la science voit grossir indéfiniment le trésor de ses certitudes ; un étudiant moderne d’esprit très ordinaire, en sait plus que Torricelli en physique, plus que Lavoisier en chimie. Par contre, l’art n’implique pas la même impersonnalité ; il dépend surtout de la valeur individuelle. Le vieil Homère ne fut éclipsé ni par Dante, ni par Hugo ; Phidias dépasse encore les sculpteurs actuels ; et peu de peintres modernes supporteraient la comparaison avec Raphaël ou Michel-Ange. Néanmoins, même en matière artistique, il y a progrès dans la technique. Et j’ai cherché à établir qu’en morale une observation impartiale conduit à des conclusions semblables : « Non que les hommes soient meilleurs : pour l’affirmer, il serait indispensable de lire dans les cerveaux ; mais les problèmes sont posés de façon plus équitable et les solutions admises s’avèrent d’une efficacité supérieure ». (Par delà l’Intérêt.) Ainsi les modernes sont incontestablement plus favorisés que les anciens à de nombreux points de vue ; l’antiquité d’une croyance ou d’une tradition ne prouve pas en sa faveur ; loin d’être une tare, la nouveauté serait plutôt un mérite. Pourtant il convient de s’entendre à ce sujet. Un élève moyen, un cancre même, qui usa de nombreux fonds de culotte sur les bancs des écoles, saura bien des choses qu’Archimède, que Newton, qu’Ampère ignoraient ; un chirurgien actuel,