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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/266

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quelques millénaires, pas très fameux à son époque, et établi pour d’autres mœurs.



De cet examen trop rapide que pouvons-nous conclure concernant l’évolution et l’influence des mœurs ? Essayons, avant d’aborder cette conclusion, de résumer nos observations. Parmi les multiples causes agissant comme agents transformateurs, voici celles qui paraissent les plus importantes : l’augmentation de la population – l’opposition de la tradition à l’expérience individuelle – la sécurité ou l’insécurité – l’opposition des croyances à la réalité des faits – l’âge de procréation – les phénomènes naturels.

L’augmentation de la population n’a pas toujours les mêmes conséquences, suivant les ressources naturelles, l’étendue du terrain et le mode de vie, sédentaire ou nomade. Il peut en résulter la dislocation des groupements trop considérables, en groupements plus réduits, lesquels, placés dans des conditions différentes, peuvent évoluer différemment. Nous pouvons voir là une des raisons principales de la fin du matriarcat et du patriarcat. La cité antique s’est détruite par le dedans, par l’augmentation de la famille plaçant les cadets en état d’infériorité par rapport aux aînés ; par l’augmentation et le fractionnement des cités devenant concurrentes. De même la Longue-Maison matriarcale atteint un maximum qu’elle ne peut matériellement pas dépasser. Chaque groupe, chaque peuple qui se déplace et qui s’organise autrement sous l’empire des nécessités, tend à maintenir sa nouvelle organisation si elle lui est avantageuse. C’est ici que l’opposition de la tradition à la réalité des faits, à l’expérience individuelle et à la vie elle-même joue son rôle particulier. L’enfant n’hérite d’aucun préjugé, d’aucune connaissance ou tradition accumulées depuis la nuit des temps. Il faut toujours recommencer l’éternel travail de l’enseignement et de l’éducation. L’enfant est toujours un adversaire, un animal primitif en révolte tendant à échapper au joug social. Tout événement favorisant cette pente naturelle, tout relâchement de la tradition travaille à l’effacement de l’acquis conventionnel et artificiel de la civilisation pour ne laisser que l’animal avec ses tendances naturelles, combatives et conquérantes. L’instinct vital lutte donc toujours et sommeille au cœur de chaque humain pour tourner ou modifier la tradition.

L’esprit conservateur humain sent bien cette menace perpétuelle peser sur la fragilité de la tradition. De nombreux exemples historiques justifient ces craintes. Des tribus indiennes, autrefois prospères, possédant organisation et tradition, mais refoulées et dispersées, sont devenues misérables et sans liens entre elles. Ainsi en a-t-il été des peuples de l’Amérique centrale dispersés par les conquérants européens : Mayas, Aztèques, Incas, disparus depuis quelques siècles à peine sans laisser d’histoire, de légende, de tradition. Il en est de même de l’empire des Khmers, dans l’Indochine, dont les ruines grandioses d’Angkor indiquent la puissante organisation, mais dont les restes enfouis sous la végétation finissent par devenir même ignorés des habitants du pays.

Les peuples vont, viennent, émigrent, se refoulent, fusionnent, se forment, se concentrent, se dispersent ou disparaissent. Les éléments naturels : épidémies, disettes, sécheresses, incendies, inondations, tremblements de terre, dislocations de continents, apparitions ou disparitions d’îles, de lacs, de terres, etc., entravent ou favorisent les peuples, les isolent ou les relient et cet ensemble de faits modifie les traditions. Si la sécurité ou l’insécurité se mêlent aux déplacements de

population il en résulte une stagnation ou une évolution plus ou moins rapide. La longue durée de clan primitif explique la cristallisation des esprits. Les croyances momifient les peuples pour des siècles et l’Inde, quoique très avancée en civilisation, est encore plongée dans son mysticisme stupéfiant. Enfin l’âge de la procréation peut avoir une importance très grande. L’homme n’acquérant ses facultés psychiques positives qu’à l’âge mûr, il est plus avantageux de procréer à cet âge-là qu’à l’adolescence, comme chez les peuples tropicaux, car si les connaissances ne se transmettent point, les aptitudes individuelles, développées par le fonctionnement, peuvent influer sur les aptitudes des descendants.

Au regard de tous ces faits, les mœurs se divisent en deux activités différentes : les usages et les croyances. Les premiers englobent tout ce qui s’ajoute aux diverses fonctions de la vie et servent à satisfaire les sens. Ils concernent les modes, les coutumes, les goûts et les arts. Leur influence est quasi-nulle sur la cérébralité des humains et nous avons vu maints peuples de différentes cultures briller par leurs dons artistiques. Cela n’empêche point d’ailleurs la sensibilité esthétique de se perfectionner, de s’éduquer et de se transmettre héréditairement. Il faut tout simplement isoler l’esthétique de l’éthique et ne pas faire absolument une relation de cause à effet entre la présence de l’un et de l’autre. Les croyances constituent le fond même de la tradition et tout l’acquis des ancêtres accumulé et transmis à travers les générations. Dans cet immense patrimoine tout n’est pas forcément bon, tout n’est pas forcément mauvais. Les hommes n’ont pas accumulé des absurdités dans l’unique dessein de devenir encore plus absurdes. Ces croyances et ces connaissances sont le fruit du fonctionnement rationnel du système nerveux et par conséquent directeur et coordonnateur de l’individu. Il en résulte que l’enfant (et son instinct vital) se trouve coordonné, dans la société, par ces connaissances traditionnelles ; et le conflit ou l’harmonie (entre sa nature conquérante et le milieu) résultent de la plus ou moins grande coïncidence de l’instinct vital et de la tradition. Les bonnes mœurs résideraient alors entre la coïncidence parfaite des habitudes collectives et le fonctionnement biologique de l’individu. Comme ces habitudes collectives laissent, à travers les hérédités successives, des aptitudes mentales particulières nous voyons que la sensibilité éthique comme la sensibilité esthétique peuvent s’améliorer, se transformer ou dégénérer suivant les modifications du milieu et de la tradition. Nous pouvons donc conclure que les mœurs formées lentement par accumulation de traditions, travaillent à la formation et à la stratification des sociétés dont elles sont à la fois la cause et l’effet et que l’évolution vient de la nature conquérante de l’homme, source dynamique d’efforts transformateurs heurtant le statisme des traditions. – Ixigrec.

Bibliographie. – La Bruyère : Les caractères ou les mœurs de ce siècle. – Cosentini : Essai sur la pensée et la vie sociale préhistoriques. – Deniker : Les races et les peuples de la terre. – Duclos : Considérations sur les mœurs. – M. Deraisme : Nos principes et nos mœurs. – Abbé Fleury : Mœurs des Israélites ; des Chrétiens. – Fustel de Coulange : La cité antique. – Frazer : Le Rameau d’Or ; Le Totémisme. – L. Friedlaender : Tableau des mœurs romaines. – Kant : Fondement de la métaphysique des mœurs. – Lévy-Bruhl : La mentalité primitive ; La morale et la science des mœurs. – J.-M. Lally : Du clan primitif au couple moderne. – Montesquieu : Considération sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains. – G. Richard : La femme dans l’histoire. – A. Rambaud : Histoire de la civilisation. – Tylor : La civilisation primitive.