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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/270

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MOI
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tain cas, suggérer un acte à un sujet et qu’il s’imagine ensuite vouloir cet acte. Toutes les observations pathologiques confirment l’absolue dépendance du moi du fonctionnement physiologique de l’individu. Si d’autre part on analyse minutieusement tous les faits et pensées de l’homme, qu’on en dissocie jusqu’à l’extrême limite les éléments synthétiques, on ne trouve plus que des réponses, des réflexes du sujet à une excitation du milieu. L’homme, conscience sans objet, n’existe pas, ne peut pas exister. La plus profonde, la plus transcendante des pensées se ramène toujours à connaître des mouvements subjectifs et objectifs. Ce qui identifie merveilleusement le moi et le non-moi. Nous savons d’ailleurs que la conscience varie d’un individu à un autre comme varient leurs expériences et cela démontre bien la solidarité du corps et de l’esprit. Le corps n’obéit donc nullement à l’âme mais celle-ci peut s’entendre comme le fonctionnement synthétique des centres d’associations et il est certain qu’une longue réflexion (dispersion de l’influx en de multiples régions centrales) détermine un tout autre comportement que le fonctionnement d’un réflexe immédiat.

La première question : Que sommes-nous ? se résume alors ainsi « le moi est une synthèse de sensations, ou réactions de la matière vivante, contre l’influence du milieu. Il a toute la valeur d’existence des synthèses et disparaît avec elle ».

La deuxième question : Pourquoi vivons-nous ? peut également se résumer assez simplement « nous vivons pour réaliser notre fonctionnement » ou si l’on préfère : nous vivons pour vivre. Il n’y a pas d’autres explications plus satisfaisantes. Nous sommes notre propre but et notre fin est en nous-même. Nous ne vivons essentiellement ni pour penser, ni pour être heureux, ni pour réaliser d’autres fins que la conquête, l’assimilation, la lutte et la mort. Nous ne pensons que parce que nous vivons. Le plus extraordinaire c’est que l’esprit, orgueil de l’homme, n’apparaît que comme un accessoire tardif, voué au fonctionnement de la machine matérielle admirablement coordonnée, qui le précède, le crée et le détruit en se dissolvant. La conscience, la pensée, la joie, le plaisir ne sont que des conséquences, des effets de la vie n’apparaissant qu’en certains cas seulement, et chez les êtres évolués, mais nullement nécessaires au fonctionnement biologique puisque l’immense majorité des êtres vivants ne les connaît point. La mort suffit d’ailleurs à elle seule à démontrer l’impuissance de la pensée à agir sur la vie. D’autre part l’éternité inconnue et incompréhensible qui nous a précédé, et qui inquiète si peu les mystiques, nous renseigne sur l’éternité à venir, tout autant dénuée d’intérêt psychique, qui torture tant les croyants. Il ne nous reste qu’une seule certitude : la réalité synthétique de notre moi dans le présent.

La dernière question : Que faire ? n’est donc point une constatation pessimiste de notre impuissance. C’est le désir de rechercher la meilleure réalisation de notre synthèse individuelle, de notre moi. Puisque l’immense majorité des êtres vivants (végétaux, animaux, inférieurs) vivent sans le savoir, ce qui équivaut à ne pas être, ce n’est pas la vie elle-même, sorte de mouvement aveugle, chaotique, contradictoire, créateur et destructeur, qui nous intéresse ; c’est la vie consciente, le moi dans ses rapports compréhensifs avec les autres mois et avec toutes les manifestations du monde objectif.

Puisque la conscience n’est point déterminante, dira-t-on, quel est le rôle de cette spectatrice impuissante, et que signifie vouloir réaliser quelque chose, si seule la mécanique biologique, avec ses innombrables réseaux nerveux, parcourus par d’incessants cou-

rants d’énergie, nous meut et-nous propulse tout comme une machine sans conscience ?

Remarquons tout d’abord que le fait d’être choqué de quelque chose ne prouve point son irréalité ; pas plus que le fait de désirer et de s’inventer une immortalité ne prouve son existence. Ensuite la postériorité de la conscience aux phénomènes nerveux ne prouve nullement qu’elle ne signifie rien. Elle est au contraire un effet inséparable de certains actes psychiques extrêmement compliqués, tout comme la forme d’un triangle est absolument inséparable de la liaison des trois lignes le déterminant. Mais de même que cette figure n’existe point par elle-même, avant la liaison linéale, de même notre conscience ne peut exister avant la formation des synthèses sensorielles formant notre moi. La conscience indique donc que des opérations intellectuelles s’effectuent en nous, que notre intelligence fonctionne, que notre influx nerveux se dépense régulièrement et énergiquement (attention, volonté) et que parfois l’excédent se diffuse plus ou moins longuement (plaisir, joie, bonheur).

C’est l’acceptation pure et simple de soi, de son fonctionnement, de sa totalité, de sa synthèse vivante. C’est la constatation de ce qui est. C’est assister à son propre spectacle et à celui des autres. Cela n’est nullement attristant, ou décourageant. Sentir, penser, vouloir, c’est fonctionner, c’est conquérir, c’est réaliser. C’est assister, confiant en ses réflexes, à sa vie en action.

Se réaliser revient donc à constater qu’il y a en soi un mouvement conquérant se traduisant consciemment par : je veux, je désire, je cherche, je réalise, je suis heureux. Comme les phénomènes émanés des individus : gestes, paroles, écriture, actions, sont des éléments déterminants et modificateurs, il est compréhensible que nous cherchions (mouvement conquérant de notre mécanisme biologique) à nous modifier mutuellement, conformément à notre mécanisme intérieur, pour notre meilleur fonctionnement personnel. C’est l’égoïsme dans toute sa force et sa simplicité. C’est également la lutte inévitable, mais cette lutte se présente sous deux aspects différents ; soit qu’elle engendre des gestes entièrement destructeurs ; soit qu’elle enferme des éléments constructeurs et vitaux. Comme les modifications ne sont produites en nous que par une certaine imitation de l’objectif, il en résulte que les faits favorisant l’individu ne seront point ceux amplifiant le moi, au détriment des autres mois ; car l’imitation de ces actes déterminera, tôt ou tard, les autres mois à se développer, à leur tour à nos dépens. Mais ce seront ceux qui, imités et pratiqués par tous les Mois, se traduiront par l’augmentation de puissance, de vitalité, de conscience de tous les individus. La morale individuelle et collective ne peut donc avoir d’autres bases que les données biologiques de fonctionnement, d’imitation, d’équilibre déterminant le développement de tous les individus, la lutte pour l’utilisation des forces naturelles et l’harmonie de tous les « moi ». — Ixigrec.

MOI. Notre sévérité pour autrui n’a d’égale que notre infinie tendresse pour nous-même. Avant toute réflexion, d’instinct, aveuglément nous aimons notre moi chéri ; et cet amour persiste, infrangible, au soir de l’universel naufrage que représentent certaines vies. Désirs, convictions, amour de l’existence peut-être, auront sombré sous le coup de douleurs folles, de déceptions pires que la mort ; dans le secret de la conscience, une immense pitié, une affection sans borne subsisteront envers notre malheureuse personne.

…Dès qu’il y va du salut individuel, dans un incendie, lors d’une tempête, l’instinct de conservation rend criminels des hommes fort policés. Charité, bienséance