Aller au contenu

Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/271

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MOI
1615

et autres vertus chrétiennes s’envolent comme feuilles mortes découvrant chez beaucoup un naturel d’une férocité inouïe. Quant à l’humilité, si prisée du prêtre, elle étale les fautes légères pour mieux cacher les vices profonds. On veut des compliments sans être assez franc pour le dire ; d’où mille roueries, mille détours, et des rages intérieures contre les maladroits qui ne comprennent pas…

Une éducation restée religieuse, des habitudes millénaires, une presse asservie, les chaires de pestilence d’églises innombrables ont répandu le microbe de l’hypocrisie. L’opinion, dressée contre la franchise, n’a que sourires pour les dépravations pudiquement voilées ; dans le jargon des moralistes, l’homme sans détour n’est qu’un brutal, mais la modestie devient la qualité du sournois.

Quelle indignation, chez les âmes saintes, lorsqu’on parle de soi sans modestie affectée, rappelant les défauts, n’oubliant point les qualités. Parce qu’ils repoussent la vérité avec une désinvolture parente de la fausse humilité du croyant, on préfère la jactance bavarde du vaniteux ou l’orgueil fou de l’homme d’État. Payez les louanges dont vous couvre la presse, des grincheux seuls y trouveront à redire. Mais haro sur l’imbécile qui se loue au lieu de charger autrui de le faire : chose pourtant facile lorsqu’on dispose de grandes ressources financières. Placez dans l’encensoir charbons et, parfums, attisez soigneusement la flamme, puis empruntez une main mercenaire pour balancer devant vous l’instrument. La morale est sauve, quand le compliment revient à l’inspirateur par le canal d’une bouche étrangère ; on ne condamne point l’amour des dignités, le mal réside dans une manière franche de l’avouer. Nulle atteinte à la modestie, si vous soufflez, des coulisses, l’hymne chanté en votre honneur ; mais lorsqu’on s’exhibe soi-même en public, il est indispensable de faire montre d’humilité. D’où l’universelle habitude d’appliquer sur l’égoïsme un masque de désintéressement. Et comme l’enseigne ne dit rien du contenu de la boutique, des surprises attendent lorsqu’on pénètre au dedans. Illusions de l’amour-propre, fausses perspectives utilitaires s’évanouissent, telles des ombres devant la lumière, si l’on observe non en acteur mais en témoin…



Au-dessous de la zone consciente, dont la lumière centrale s’atténue par degrés, le moi comporte une large région souterraine où ne pénètre aucune clarté. Refoulés par nos contraintes éducatives et nos habitudes sociales, tendances supposées, mortes, idées que l’on croyait évanouies, tout un monde d’appétences, de souvenirs, d’instincts infâmes ou grossiers, vivent là dans les profondeurs sombres de l’inconscient. Inspirateurs cachés souvent, ces éléments remontent à la surface quand s’atténue le contrôle de la raison ; ainsi dans le rêve qui démontre aux plus dignes que la brute ancestrale s’agite toujours en eux. Policé au dehors, notre moi reste, au fond, lubrique, obscène, cruel ; son apparente philanthropie masque, en général, un égoïsme forcené. Les psychanalystes l’assurent et nous en serions convaincus, si notre attention n’esquivait le côté désagréable pour s’en tenir à l’aspect séduisant. Juge hargneux lorsqu’il s’agit des autres, nous devenons, quand nous sommes en cause, l’avocat qui plaide non-coupable éternellement. Et l’exception n’est qu’apparente dans l’amour qui conduit à des sacrifices allant jusqu’à la mort. Entre l’amant et l’amante une identification s’est faite, souffrances et joies sont devenues communes, un seul moi vit en deux personnes, une seule âme dispose de deux corps. L’amitié c’est encore un élargissement de l’individu ; chez le sage, il s’étend au genre humain tout entier, parfois à l’universalité des vivants. On admire ces

cœurs fraternels, on les suit peu, soupçonnant qu’ils ont raison sans en être très certains.



Chez d’autres l’amour de soi prend une forme étroite, rabougrie : tel l’égoïsme de certains vieux. Peser leur pain, mesurer leur boisson, se garer des courants d’air, pester contre les enfants, jouer d’interminables parties de billard, voilà qui suffit à remplir leurs journées. Ils sont paisibles, tant qu’on ne trouble pas leur repos, font les délices des propriétaires, s’occupent peu des voisins, mais ne leur demandez aucune aide, ils restent indifférents à tout, sauf à leur propre satisfaction. Un égoïsme mesquin en empêche beaucoup de comprendre les autres ; idées ou sentiments personnels s’opposent à la rectitude de leur vision. Gestes et paroles du prochain sont interprétés en fonction de leur propre mentalité ; gratis ils lui donnent mérites et travers dont eux-mêmes sont lestés. D’innombrables erreurs en découlent…

L’égoïsme s’avère créateur d’illusions plus profondes : enthousiasmes ardents, espoirs illimités, qui caractérisent l’adolescence sont du nombre. À cette époque bienheureuse tout paraît facile, aisé ; pour cueillir les fruits d’or, entrevus dans des rêves enchantés, il suffit d’étendre la main à ce qu’il semble. Chez le grand nombre, une dure expérience dissipera l’erreur avec brutalité. Échecs sur échecs les attendent, l’un après l’autre leurs espoirs s’évanouiront…

Même chez le vieillard besogneux, assez d’amour de l’existence subsiste pour qu’il s’émeuve quand ses pauvres joies sont en jeu. Qu’une mort survienne, chacun s’évertue à lui trouver des causes que l’on se flatte secrètement d’éviter : celui-ci fut imprudent, cet autre négligea son mal, un troisième ne suivit pas les prescriptions du médecin. Reproches souvent exacts ; mais nous voulons indéniablement oublier le sort qui sera nôtre, et les survivants éprouvent comme une impression de triomphe en se voyant debout près des compagnons tombés. Parce que chacun se flatte d’éviter, pour son compte, ces terribles fatalités, les masses restent parfois indifférentes devant l’innocent qu’on opprime ou le pauvre qui meurt de faim. Trop de victimes à la fois feraient peur à l’ensemble et de telles craintes sont génératrices de révolutions ; aussi les chefs multiplient les étapes, échelonnant en série leurs forfaits et, grâce à une individualisation du crime se débarrassent doucement des gêneurs. En période calme, car, aux époques troublées de l’histoire, c’est en frappant sans pitié qu’on assure la durée d’un gouvernement.

Les prêtres exploitent l’égoïsme en promettant l’immortalité bienheureuse au fidèle qui les sert ; et leurs dupes sont nombreuses, tant leur illusoire assurance répond aux désirs secrets de beaucoup. Notre moi chéri disparaître, se fondre dans l’ensemble, devenir un impersonnel élément du Tout ! Volonté de vivre, instinct de conservation se révoltent contre pareille éventualité ; notre amour de nous-même ne peut s’y résigner. Que les personnages anciens dont parlent les livres, que les indifférents de notre entourage soient morts définitivement, nous le croirions sans peine ; nous croyons ainsi l’animal à jamais disparu. Mais que parents, amis, que notre moi s’éparpillent anonymes dans l’immense univers, voilà qui contredit trop notre égoïsme foncier. Aussi, comme il avait fait de dieu le résumé de nos ignorances, le théologien prévoyant concrétisa notre infini besoin de vivre dans la notion d’immortalité. Et la raison chercha des arguments pour légitimer nos désirs : le résultat posé d’abord, une logique illusoire imagina de prétendues démonstrations. Ainsi procède l’apologétique chrétienne qui, tour admirable de passe-passe ! montre la science, lors même qu’elle