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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/272

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MOI
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se contredit, toujours d’accord avec l’Écriture. Création, déluge, merveilles du Sinaï, confirmés par la prétendue science du xiiie siècle, s’accordent, assure-t-on, avec les données absolument contraires de la science d’aujourd’hui.


Si les illusions dont le moi s’entoure, si les fantômes qu’il imagine assuraient son bonheur, peut-être conviendrait-il de n’y point porter une main sacrilège. Mais, pareilles aux griseries de l’opium que suit un réveil angoissé, les joies dangereuses de rêves éphémères ont pour lendemain les sanglants démentis de la réalité. Un médecin honnête vise moins à diminuer la souffrance qu’à guérir la maladie ; c’est le fer rouge qu’il introduit dans la plaie, non un liquide sans énergie, quand il combat gangrène ou venin. Traiter la pneumonie comme un rhume ordinaire compromettrait la vie sans atténuer les douleurs du patient ; et l’on n’extirpe une tumeur que grâce au bistouri du chirurgien. Bâtir sur le mensonge serait bâtir sur du sable mouvant la vérité dort servir de base à l’art pour faire œuvre durable, en soignant les esprits comme en soignant les corps. Simple moyen quand le malade est guérissable, l’anesthésie ne devient fin que s’il est condamné à mort. On ne remédie aux faiblesses de l’âme qu’en dissipant mensonges de l’amour-propre et faux calculs de l’intérêt. Ne faisons pas du moi une idole, reléguée dans un sanctuaire où la lumière ne pénètre à aucun moment, une statue dont on ne sait si elle est de plâtre, de marbre ou d’or. Cet absolu intangible, norme suprême des vouloirs humains, n’apparaît guère plus solide que les dieux ses prédécesseurs. Indifférente aux concepts logiques de notre raison, la nature se plaît à mêler les contraires, à confirmer nos systèmes et à les infirmer tout ensemble, à montrer successifs ou coexistants des faits que nous estimions opposés. À côté du plaisir elle met la douleur, et place l’égoïsme proche du désintéressement. Mais nos théories morales filtrent le réel infiniment compliqué ; pour clarifier elles gardent, en général, un seul élément. Simplification utile à la précision des idées ainsi qu’à la rigueur des discussions, et nuisible, par contre, à une adéquate compréhension de la vérité. Les termes égoïsme, désintéressement recouvrent, d’ailleurs, des tendances si contradictoires que l’on s’étonne de les voir accouplées sous un vocable commun.

Une longue gamme d’égoïsmes s’offre, le moi se diversifiant comme le corps et l’esprit. Aspect mental du tout complexe et un, identique et changeant, qui constitue la personne, il correspond à l’effort de synthèse que représente la vie. Apparu dès le premier germe, il croît avec l’organisme et ne s’évanouit qu’à la mort ; limite tracée dans l’espace par notre épiderme, durée que notre mémoire circonscrit dans le temps, voilà ses racines essentielles. La nature oppose l’individu au reste du monde, en isolant le corps dans une gaine de cuir ; en réduisant l’esprit à ne saisir que Ses propres modifications. Pour dépasser les apparences, il faut une science, des réflexions dont peu sont capables. D’où l’égoïsme de l’homme replié sur lui-même, tel l’escargot dans sa coquille, ne voulant rien savoir du reste de l’univers. Mais forces aveugles, malignité des vivants obligeront le solitaire à s’entendre avec ses pareils, dans la majorité des cas. Plaçons à l’opposé l’égoïste qui s’enfle comme la grenouille du fabuliste, rêvant conquête ou monopole du globe entier. Autocrates, milliardaires, dictateurs économiques ou militaires sont taillés sur ce patron-là ; de même tous ceux, grands et petits, que tourmente l’instinct de domination. Plus sympathique me semble l’égoïste qu’anime la volonté d’harmonie ou celui que l’amour pousse à sacrifier son moi…

À l’égoïsme mauvais nous devons nobles, prêtres,

guerriers, rois de la finance ou du négoce, fleurs vénéneuses et parasites épanouies de préférence sur les débris putrides des corps humains décomposés. Aidé par la sottise populaire, le moi des maîtres s’hypertrophie au point de réduire leurs serviteurs à l’état d’aveugles machines.



Synthèse active et consciente, transitoire et limitée, le moi possède une valeur indéniable bien que relative. Sa liberté rappelle l’indépendance des bulles qui flottent à la surface de l’océan ; son individualité ressemble à celle des vagues qui n’émergent un instant de la masse que pour s’y fondre à nouveau. La personne n’a pas la fixité qu’on suppose ; loin d’être toujours identique, le contenu du moi se renouvelle incessamment. À chaque minute, des cellules meurent, des résidus s’éliminent, remplacés par des éléments puisés dans le milieu. Et, comme les pierres d’une bâtisse en ruine servent à construire d’autres maisons, les atomes anciens se retrouvent, dans cet échange perpétuel entre le dehors et les vivants, matériaux durables d’individualités successives.

Même va-et-vient dans le domaine intellectuel, même utilisation d’idées, de sentiments, de désirs identiques au fond. En art, l’originalité réside dans le dosage et la synthèse d’éléments qui ne varient pas. Dramaturges et romanciers empruntent aux vivants qualités ou travers de leurs personnages ; déformer, accroître, grouper d’autre façon, tel est le rôle de l’imaginative. Si fantaisiste que soit la statue d’un homme, elle comportera une tête, un corps, les membres essentiels ; et, dans un paysage, le peintre n’élimine les parties déplaisantes que pour leur substituer des sujets observés ailleurs. Perceptions, images, souvenirs, concepts sont un legs indestructible ; la nouveauté se borne à l’agencement inédit de matériaux anciens. Centre du tourbillon, qui constitue notre personne, l’activité du moi s’évanouit sans qu’un atome meure, sans qu’une idée soit perdue ; ainsi l’eau du lac demeure, quand ses remous sont dissipés. Nos pensées continueront de peupler les cerveaux, nos composants physiques d’alimenter les corps, après notre retour à la commune source des forces universelles. Si notre individualité est éphémère, notre moi transitoire, nous sommes vieux pourtant d’une éternité ; et, dans la course sans fin de nos éléments primordiaux, nul ne peut assigner un terme à notre immortalité. Aussi nos actions sont-elles moins vaines qu’il semble au premier abord ; le plus minime effort est gros de conséquences imprévisibles. Point de brusque coupure dans la trame des phénomènes enchevêtrés, toute cause a son effet et tout effet à son tour devient cause. Pourquoi une très humble vie n’aurait-elle pas son importance dans l’histoire de l’univers ? Grain par grain, les mille et mille gouttelettes du fleuve ont creusé son lit ; les vagues anonymes et, toujours renaissantes obligent la falaise à de continuels reculs. De nombreuses forces, autrefois indociles, sont domestiquées, à notre époque, par les savants ; peut-être l’homme deviendra-t-il le guide conscient des éternelles transformations cosmiques. Non qu’il tire jamais quelque chose du néant ; sa puissance n’a rien, d’arbitraire, il arrange, et ne crée pas ; pour maîtriser la nature, il commence par lui obéir. Mais à l’énergie canalisée il fixe un travail, assigne un but ; sa raison éclaire le jeu des forces obscures ; en vue des conséquences, sa volonté choisit les causes. Dans la trame serrée des faits, s’il ne fabrique les fils, du moins il les dispose ; et la navette, du savoir lui permet d’intervenir selon ses vœux. Lui-même doit réaliser la justice, accomplir les miracles qu’il attendit en vain des dieux. Seulement une loi, dont il suspend l’action sans la vaincre, veut que soit anonyme l’œuvre la plus durable, après un temps court ou long. Comme fut anonyme le