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piré soutiennent que le monothéisme est antérieur au polythéisme. D’après ce livre, disent-ils, Adam et Ève apprirent de la bouche de Jahveh qu’il était le seul dieu, l’unique créateur du ciel etc de la terre ; c’est plus tard que leurs descendants oublièrent ces vérités pour tomber dans les erreurs de l’idolâtrie. Rien de plus faux historiquement ; chez tous les peuples anciens, la croyance en un dieu unique résulta d’un long travail de l’esprit, quand elle ne fut pas le fait de penseurs isolés. On hiérarchisa les dieux sur le modèle des fonctionnaires de l’État ; à leur tête, l’un d’eux fit office de monarque et sa puissance finit par absorber celle de tous les autres dieux. Le monothéisme marqua le triomphe de la royauté absolue, non plus sur terre seulement, mais dans le ciel. En Égypte, la pluralité des cultes locaux ne permit jamais de constituer un ensemble parfaitement logique ; l’aspiration vers le monothéisme s’arrêta à mi-chemin, dégageant au-dessus des autres quelques personnalités : Horus, Râ, Osiris, Isis, Sérapis. À Babylone, l’animisme prêta de bonne heure la vie au soleil, à la lune, aux étoiles, à la terre, au feu, à la mer. La Phénicie, ignorante jusqu’à la fin de l’unité politique, n’eut jamais de dieu principal, mais elle regorgea de petits dieux (el, baal, melek, adon). Quant aux aryens, ils ne conçurent pas la divinité indépendante de son œuvre ; dans les phénomènes naturels ils virent les manifestations passagères d’une substance divine et, des forces diverses, ils firent des personnalités multiples qui se séparaient et se confondaient tour à tour. Loin de limiter cette conception, ils la suivirent dans l’infinie variété de la nature et l’homme ne fut pour eux qu’une forme éphémère, une émanation d’un jour, un anneau de la chaîne sans fin des apparences. Rien dans la théologie aryenne qui rappelle le monothéisme occidental. Du moins, affirment les croyants, les juifs firent exception à la règle générale et reconnurent l’existence d’un seul dieu, dès la plus haute antiquité. Aucun doute pourtant sur le polythéisme primitif des Hébreux ; la Bible nous en fournit la preuve. « Au commencement, Elohim créa les cieux et la terre », dit-on au début de la Genèse. Or, Elohim est un pluriel signifiant les dieux ; plus loin, le créateur dira : « faisons l’homme à notre image », et encore : « l’homme est devenu comme l’un de nous ». Les hébraïsants sont unanimes pour affirmer qu’il ne s’agit pas d’un pluriel de majesté. Malgré les suppressions, les adjonctions, les remaniements nombreux que les prêtres d’Esdras se permirent, la Bible conserve des traces du totémisme primitif et de cultes longtemps en honneur, ceux d’El et de Baal, en particulier. Jahveh fut conçu comme un feu. « Le seigneur, votre dieu, est un feu dévorant et un dieu jaloux », dit l’Exode, et le Deutéronome parle en ces termes : « Tout le Sinaï était couvert de fumée parce que le seigneur y était descendu au milieu des feux. La fumée s’en élevait comme d’une fournaise ». Mais, à côté du feu, principe fécondant, les anciens sémites plaçaient l’eau, principe fécondé, d’où les allusions de la genèse aux eaux ténébreuses sur lesquelles plane le souffle d’Elohim. Job et Jérémie rappelleront cette lutte du créateur avec la mer. Dans la trinité chrétienne, nous trouverons un essai de conciliation entre le polythéisme ancien et le monothéisme triomphant : dieu est tout ensemble un et multiple, chacune des trois personnes est dieu, sans qu’il soit permis de parler de trois dieux. Nous avons négligé les mythologies grecque et romaine parce qu’elles sont connues de tous. Elles comportaient une hiérarchie des dieux, avec Zeus ou Jupiter à leur tête ; et lorsqu’apparu le christianisme, nombre de penseurs grecs et romains considéraient les dieux particuliers comme des aspects différents d’un dieu unique. De nos jours, les catholiques invoquent ainsi la Vierge sous des vocables divers,

selon les temps et les régions. Au point de vue philosophique, tous les arguments du théisme, en faveur de l’unité divine, reposent sur les idées d’infini et de parfait. Impossible, dit-on, que coexistent plusieurs êtres infinis ou parfaits, puisque chacun d’eux manquerait de ce que les autres détiennent. Or Dieu, par définition, est l’être sans limite dans la substance comme dans les perfections ; d’où l’on conclut, en bonne logique, à son unité. Malheureusement, on oublie que le même argument permet de démontrer que dieu et le monde constituent un tout indivisible, que l’univers observable et l’homme par conséquent sont parties intégrantes de la substance divine. Si deux infinis ne peuvent coexister parce que l’un manquerait des perfections de l’autre, il est non moins impossible, pour la même raison, qu’un être fini quelconque coexiste à côté de l’infini. Pour minimes que soient les qualités du monde, elles manquent à la substance divine et limitent sa perfection. Aucune réalité ne subsiste hors de Dieu, s’il est la perfection infinie à qui rien ne manque et que rien ne saurait accroitre ; inexorablement, l’on doit conclure à la vérité du panthéisme. Les penseurs catholiques ont répondu par une comparaison qu’ils jugeaient profonde et qui achève simplement de les condamner. Dieu, disent-ils, est le louis d’or, la créature une minuscule pièce d’argent ; de même que le louis d’or contient, et au-delà, la valeur de la pièce d’argent, de même Dieu renferme en puissance toutes les qualités des êtres finis sans s’identifier avec eux. Mais ils oublient qu’une parcelle infime ajoutée au louis d’or en accroît le volume, que la pièce d’argent de cinquante centimes jointe à la pièce de vingt francs donne vingt francs cinquante centimes, au lieu de vingt francs et que Dieu ne saurait être infini s’il laisse vivre à côté de lui un monde dont la réalité reste distincte de la sienne. La créature est peu de chose, mais le peu qu’elle est enrichirait Dieu, en supposant qu’on l’ajoute à lui ; admettre l’existence d’un être absolu, c’est nier la possibilité de personnes ou de choses qui ne se résolvent pas en son infinie substance. On s’explique donc la vogue du monisme parmi les spiritualistes modernes ; et d’autre part la croyance de certains à la multiplicité des dieux conçus comme des êtres imparfaits et limités. Fechner fut de ces derniers et William James aussi, ce philosophe américain que les apologistes citent, en faveur de la religion, avec une particulière complaisance. « Fechner, écrit-il, avec son âme de la terre fonctionnant séparément et jouant pour nous le rôle d’un ange gardien, me semble franchement polythéiste. » Lui-même se déclare contre l’existence de l’absolu, partisan du pluralisme et persuadé « qu’en fin de compte, il ne peut aucunement ni jamais y avoir aucune forme qui soit celle du tout ; qu’il se peut que la substance de la réalité n’arrive jamais à former une collection totale ; qu’il est « possible que quelque chose de cette réalité reste en dehors de la plus vaste combinaison d’éléments qui se soit jamais produite pour elle ». Ainsi le polythéisme des anciens, rajeuni et plus discret, a trouvé des partisans convaincus parmi les philosophes religieux de notre époque. En réalité, aucun argument rationnel ne légitime la croyance en l’unité divine ; mais notre esprit vise à clarifier l’apparent fouillis des faits dont le monde est encombré, il simplifie ce qui est complexe, schématise, unifie : cette croyance a son origine dans une tendance subjective de l’intellect humain. Tendance souvent malheureuse ; dans le domaine religieux et politique elle fit dresser les bûchers de l’Inquisition, pour maintenir l’unité catholique, et permit l’éclosion des monarchies absolues. « Un dieu, un pape, un roi », telle fut la formule longtemps chère au clergé romain, et toujours caressée par les réacteurs de notre époque. Admettre que les idées s’opposent et que les esprits restent divers, voilà qui répugne aux intolérants de toutes écoles, qu’ils