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décalogue ou les règles édictées par des philosophes ambitieux. Et la société multiplie les crimes au nom d’une morale qui, toujours, favorise le riche aux dépens du subordonné. C’est une faute irrémissible de délester un milliardaire de quelques francs, mais ce dernier peut, sans remords, s’approprier une large part du travail quotidien de ses ouvriers ; afin de rendre l’homicide légitime, obligatoire même, il suffit que roi ou président signe une bonne petite déclaration de guerre ; et pour que l’accouplement soit honorable, maire et curé doivent intervenir. Vraie muselière pour prolétaire en liberté, la morale enserre dans le réseau de ses prescriptions le vouloir même des individus, dès lors tout pareils aux ours bien dressés qui, sur une invite, gesticulent, dansent ou se tiennent en repos. Ils se transforment en vigoureux étalons, si les maîtres réclament plus d’ouvriers pour l’usine, plus de soldats pour les holocaustes guerriers ; et, afin de grossir le « magot du patron », ils triment sans répit de l’aurore à une heure avancée de la nuit. Incontestablement les inventeurs de morales sont à cataloguer parmi les pires malfaiteurs, dès qu’ils prêchent aux individus l’obéissance, aux peuples la résignation.

Ajoutons que les morales ne parviennent ni à étayer sérieusement les règles qu’elles proclament, ni à démontrer la valeur des principes par elles adoptées. Instabilité des bases, arbitraire des constructions, mauvaise qualité soit du ciment, soit des matériaux, voilà ce qu’un examen approfondi révèle dans les plus fameuses éthiques. Suppose-t-on l’existence d’un principe supérieur à la nature humaine : Bien absolu, Perfection suprême, d’où l’on devra déduire toute la moralité, il est clair que nous abordons le nébuleux séjour des chimères et de la fantaisie. Croyants et métaphysiciens s’y complaisent. Il existe un Dieu tout-puissant, répètent les chrétiens, et ses commandements doivent être suivis par les hommes sous peine de tortures effroyables ; avec des variantes, juifs, musulmans, bouddhistes, théosophes tiennent un langage presque pareil, plusieurs remplaçant l’enfer par des afflictions terrestres ou les menaces de la réincarnation. En somme tous ces faux prophètes, qu’ils se nomment Jésus, Moïse, Mahomet, Boudha ou Krishnamurti, et tous les prêtres, qui les font parler lorsqu’ils sont morts, se bornent à menacer le révolté qui refuse de leur obéir. J’aime examiner de près les mouvements spiritualistes qui éclosent nombreux à notre époque ; et je ne voudrais pas décourager les rares croyants qui ont l’audace de s’élever contre Rome ou les autres Églises établies. En secouant le joug des dogmes et des autorités, ils opèrent inconsciemment un travail de destruction dont l’importance n’apparaîtra que plus tard. Seulement, lorsque je vois les épouvantails à moineaux que ces pauvres gens agitent : karma, vies successives, bon dieu que ce courageux Dr Mariavé lui-même n’arrive pas à rendre sympathique, je ne puis que sourire devant le vide de ces conceptions, fort vieilles, mais soigneusement badigeonnées avec un vernis nouveau. Trop de mensonges, de sophismes, d’évidentes contradictions se rencontrent dans les morales religieuses pour qu’il soit nécessaire d’insister davantage. Elles sont, d’ailleurs, mises à nu en maints endroits de cet ouvrage.

Logeons presque à la même enseigne les éthiques fabriquées par des métaphysiciens. C’est dans l’Idée du Bien que Platon situe la réalité suprême ; dès lors la moralité consiste à en présenter une image aussi parfaite que possible, à rompre avec les apparences sensibles pour vivre de la vie intelligible des Idées. Pour Aristote, Dieu est le but auquel aspire toute la nature, même la matière qu’un secret désir pousse vers la perfection ; l’homme ne saurait avoir une fin différente, c’est à s’affranchir des passions, à s’élever par la contemplation des vérités éternelles, qu’il doit

tendre. Plotin, Malebranche, Leibnitz, etc., invoquent eux aussi le dieu des spéculations métaphysiques comme suprême législateur et suprême gardien d’une morale qu’ils prétendent inspirée par la raison et qui n’est, en définitive, qu’un ramassis de préjugés. Bâtissant des châteaux en Espagne, au gré de leur imagination, ces malheureux ont eu le tort d’oublier l’univers sensible pour s’appuyer sur un dieu dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’existe pas. Quel monstre, en effet, s’il existait, même à l’état d’embryon, quel bourreau implacable, quel ogre assoiffé de sang ! Loin de flagorner sa vaniteuse suffisance, de le prier vainement d’approcher de son nez des encensoirs fumants, l’humanité devrait le maudire pour ses crimes quotidiens. Et quand Emerson, après bien d’autres, nous invite à imiter Dieu, il veut rire probablement, car le dernier criminel humain s’avère moralement supérieur au pourvoyeur de l’enfer ; de plus, nul ne conseillerait au ver de prendre modèle sur l’éléphant, et nous sommes infiniment moins que des vers, assurent les amateurs de métaphysique, si l’on compare Dieu à l’éléphant.

Auguste Comte remplaça, il est vrai, l’invisible tout-puissant des prêtres et des philosophes par l’Humunité, « grand être » dont l’existence serait moins problématique à ce qu’il assure. A la société, l’individu devrait tout ce qui fait de lui un homme : pensées, vouloirs, sentiments, bien-être ; qu’elle vienne à disparaître, seule son animalité subsistera. D’où l’obligation de vivre pour la collectivité, non pour nous-mêmes, d’aimer l’Humanité, de la servir comme un croyant aime son dieu et le sert. Durkheim et ses disciples tiennent un langage presque pareil ; pour eux, l’acte qui vise exclusivement à la conservation de l’individu ou à son perfectionnement ne saurait être qualifié moral. « L’individu que je suis, écrit Durkheim, en tant que tel, ne saurait être la fin de ma conduite morale. La morale ne commence donc que quand commence le désintéressement, le dévouement… là où commence la vie en groupe, car c’est là seulement que le dévouement et le désintéressement prennent un sens. » En somme, les partisans de la morale sociologique sacrifient l’individu à l’État. Rien d’étonnant qu’une doctrine pareille charme ceux qui désirent un pouvoir fort ; fascistes italiens et communistes de Russie l’adoptent pour des fins opposées ; en France elle est particulièrement chère aux pontifes qui dirigent notre enseignement. Chose étrange, mais indéniable, socialistes et nationalistes s’accordent pour n’attacher d’importance qu’à la collectivité, les premiers ramenant tout à l’état, les seconds à la patrie. Pour nous, quel que soit le nom dont on baptise cette divinité nouvelle, nous la répudions au même titre que le dieu des croyants ou des métaphysiciens. Opprimés par les prêtres de Jahveh, de Jésus, de la Nation ou de l’État, que nous importe si l’oppression reste la même. Point d’idole, à notre avis, qui mérite d’être adorée, fût-elle peinte en rouge écarlate et servie par des révolutionnaires authentiques. Et vraiment le prolétaire n’est pas difficile si, dans la société qui l’enchaîne, il consent à voir une mère dévouée. Bonne seulement pour les riches et les dirigeants, elle se comporte, à l’égard de l’ensemble, comme une marâtre insensible à la douleur de ses prétendus enfants. Nous savons l’association fort utile, indispensable même si l’on veut parvenir à un haut degré de spécialisation, soit dans le travail ordinaire, soit dans les recherches spéculatives, mais l’association peut rester libre, n’impliquer aucune hiérarchie et par conséquent exclure la majorité des caractères que les étatistes lui prêtent arbitrairement. Ainsi croule le dieu nouveau qu’Auguste Comte et Durkheim voulaient hisser sur le pavois à la place des anciens dieux défunts.

Le Devoir, cher au philosophe de Kœnisgberg, appa-