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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/291

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MOR
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raît non moins incapable de fonder une morale exempte d’incohérences et de contradictions. D’après Kant, le devoir est un impératif catégorique qui commande sans condition ; le rattacher à une réalité supérieure et extérieure à lui, Dieu par exemple, c’est le rendre conditionnel et le faire disparaître. La morale ne repose pas sur la métaphysique, c’est au contraire la métaphysique qui repose sur la morale ; ce n’est pas le bien qui est le fondement du devoir, mais le devoir qui est le fondement du bien. Une seule chose s’avère bonne en soi, absolument, la bonne volonté ou volonté d’obéir au devoir par respect pour le devoir, sans considérations d’intérêts soit terrestres, soit même spirituels. Depuis Kant, les moralistes officiels, les politiciens véreux et les larbins des Académies ne cessent de nous parler du Devoir avec un trémolo dans la voix. Tuer autant d’adversaires que possible, puis mourir, c’était le devoir du soldat durant la guerre ; payer des impôts, faire des enfants, c’est le devoir de l’ouvrier d’aujourd’hui. Un mot, aussi creux que sonore, suffit à remuer l’âme du populaire, éternelle dupe des beaux parleurs. Pourtant l’idole sculptée par Kant, et que ses successeurs affublèrent d’oripeaux religieux et patriotiques, s’avère depuis longtemps éborgnée, manchote, digne d’être reléguée dans un placard soigneusement cadenassé.

Le devoir n’est qu’une survivance du sentiment religieux ; il résulte du caractère obligatoire que revêtaient aux yeux de nos pères les préceptes émanés, disait-on, des dieux. Pour obtenir les faveurs de ces derniers ou pour éviter leur colère, il importait d’obéir sans hésitation, sans arrière-pensée. Puis, lentement, les hommes oublièrent l’origine céleste des règles transmises par la tradition ; le souvenir des châtiments qui devaient suivre leur violation s’évanouit, ainsi que l’espoir de se concilier la bienveillance des dieux par leur accomplissement. Mais une mystérieuse terreur continua d’environner les lois impératives édictées par les prêtres ou les législateurs inspirés ; la volonté divine disparut, le devoir a subsisté. Un devoir n’ayant d’ailleurs ni l’universalité, ni l’immutabilité ; ni le caractère définitif que Kant lui attribuait faussement. Et ses variations selon les lieux, les temps et les personnes, ses mille contradictions démontrent à l’évidence que, simple reflet du milieu, il est loin d’être un absolu intangible, la suprême norme de la moralité. Ajoutons que, pour le rendre compréhensible, il faut le rattacher à une entité qui nous dépasse et peut nous commander : « Kant postule Dieu, écrit Durkheim, parce que, sans cette hypothèse, la morale est inintelligible. Nous postulons une société spécifiquement distincte des individus, parce que, autrement, la morale est sans objet, le devoir sans point d’attache. » Ainsi, qu’on le veuille ou non, la morale du devoir aboutit à l’asservissement de l’individu ; c’est assez pour qu’un esprit libre la répudie. Reprochons encore à la morale de Kant comme à toute morale, d’ailleurs, qui sacrifie le cœur et les sens à la raison, à la stoïcienne par exemple, d’oublier que l’homme possède des sentiments et un corps, qu’il n’est pas pure intelligence et que le bonheur vrai suppose d’humbles plaisirs à côté de joies très hautes. Il se mutile sottement celui qui, sous prétexte de s’en tenir à la raison, répudie tous les biens périssables, néglige sa santé, ignore volontairement la douceur d’aimer.

A l’inverse de Kant ou des stoïciens, Adam Smith, Schopenhauer et les autres partisans d’une éthique sentimentale ont fait au cœur une place prépondérante. Alors que Fourier accorde un droit égal aux diverses inclinations et qu’il imagine l’organisation phalanstérienne pouvant permettre à toutes les passions de se développer librement, Adam Smith choisit la sympathie parmi les autres sentiments. Pour lui la suprême règle morale c’est de susciter le maximum de sympathie chez

le maximum d’individus. Avant d’agir nous devons nous demander quelle émotion notre acte suscitera dans la conscience des autres, ou mieux encore ce qu’en penserait un « spectateur impartial » installé à demeure dans le fond de notre âme. Schopenhauer préfère la pitié. S’inspirant des idées de Bouddha, il estime que la vie est essentiellement désir et souffrance. L’idéal, pour le sage, sera donc de supprimer le vouloir vivre, vraie raison de notre existence, par l’ascétisme et le renoncement ; mais devant la douleur universelle de tous les êtres, il se sentira, de plus, envahi par une immense compassion. Son cœur s’ouvrira à une pitié sans bornes pour tous les hommes, ses frères ; et cette pitié lui dictera sa conduite dans ses rapports avec eux. Bien d’autres philosophes invoquent le sentiment comme base de la moralité ; Hutcheson et Ferguson admettent l’existence d’un « sens moral » d’un « bon amour » ; Jacobi estime qu’il suffit de s’abandonner aux mouvements du cœur pour être vertueux ; « ama et fac quod vis » (aime et fais ce que tu veux), disait déjà saint Augustin.

Les éthiques sentimentales ne manquent ni de grandeur ni de vérité ; elles ne sauraient toutefois nous satisfaire pleinement. L’amour est aveugle, il conduit fréquemment à des injustices ou à des fautes ; loin de pouvoir être pris comme règle universelle, il a souvent besoin d’être dirigé. D’ordinaire les âmes les plus nobles, parce qu’elles ont le courage de braver les idées courantes et les préjugés, sont loin d’être les plus sympathiques à leurs contemporains ; il suffit de dépasser son temps pour être méconnu, persécuté. Une pitié mal comprise, celle qui consiste à réchauffer la vipère engourdie, n’a rien non plus de recommandable. Arrière la bonté qui se confond avec la sottise ; si la générosité a mauvais renom c’est qu’elle ferme les yeux, en général, et devient une duperie. Puis les morales du sentiment ont tort de ne faire aucune place à l’intérêt personnel, à l’invincible besoin d’être et d’être toujours mieux qui anime chacun de nous. S’il est bon que l’individu songe à autrui, il serait mauvais qu’il s’oublie, qu’il abdique toute volonté de vivre et de parfaire son moi. Ce dernier reproche, il ne semble pas, du moins de prime abord, qu’on puisse le faire aux morales du plaisir et de l’intérêt (voir ces mots). Pour l’hédonisme, le plaisir constitue la fin dernière de toute vie. Avec Epicure, Bentham, Stuart-Mill, Spencer, il reste le bien suprême, mais il se transforme en intérêt que la raison délimite et précise. Une sorte d’intellectualisation du plaisir s’opère grâce à l’acceptation voulue des douleurs fécondes, à l’éloignement intentionnel des joies dangereuses. Epicure classe nos besoins et préconise l’ataraxie ; Bentham crée une arithmétique des plaisirs ; Stuart Mill introduit la notion de qualité dans le domaine des jouissances ; Spencer compte sur l’adaptation au milieu social et l’hérédité pour substituer un altruisme toujours accru à l’égoïsme primitif. Ce désir de substituer l’intérêt général à l’intérêt particulier apparaît déjà chez Epicure, qui accorde une place de choix aux douceurs de l’amitié ; chez Bentham et chez Stuart-Mill, il est beaucoup plus manifeste, sans aller jusqu’à admettre la disparition totale de l’égoïsme, comme Spencer le prévoit pour un avenir lointain.

Mais les utilitaristes sont-ils parvenus à des conceptions qui s’imposent indiscutablement ? Nous devons répondre par la négative, malgré les mérites certains de leurs idées. Il est faux d’abord que, dans les sociétés actuelles, l’intérêt particulier concorde d’une manière habituelle avec l’intérêt général ; c’est le contraire qui semble vrai. Puis c’est une illusion de vouloir forger un bonheur-type, de modèle uniforme, à l’usage de tous les individus ; ce qui plaît à l’un déplaît à l’autre, les hommes placent leurs meilleures satisfactions dans des joies opposées. Ajoutons que l’égoïsme voulu, systématique, le continuel repli sur soi-même,