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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/292

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MOR
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dans le but de s’interroger sur le bonheur ressenti, conduit rapidement à une neurasthénie aiguë. Si le plaisir est une fin pour l’homme, pour la nature il n’est qu’un signe et suppose un travail plus profond de perfectionnement. Nourriture et boisson visent à restaurer l’organisme affaibli ; les plaisirs qu’elles engendrent restent un accessoire. Certaines joies, celles de la procréation, par exemple, ont toute l’apparence d’un appât auquel il est bon, parfois, de ne point mordre.

Ainsi, non seulement les morales sont devenues des instruments d’oppression, mais elles ne peuvent légitimer leurs principes les plus essentiels. Et pourtant la morale serait utile si, oubliant le sens que l’on donne d’ordinaire à ce terme, l’on entendait par là une synthèse des techniques capables de rendre la vie meilleure et plus harmonieuse, un art raisonné du bonheur individuel et général. L’animal qui choisit soigneusement sa nourriture, qui fuit êtres et choses représentant pour lui un danger, qui recherche la compagnie de ses pareils, qui, dans les espèces supérieures du moins, connaît les diverses passions éprouvées par les hommes, conforme sa conduite aux nécessités du moment et s’efforce d’obtenir tout le bien-être que l’instant qui passe paraît capable de lui procurer. Mais il ne prévoit pas, ou prévoit à un degré trop infime pour modifier de façon efficace la trame du futur un peu lointain. L’homme prévoit grâce à la raison ; dépassant les apparences, il saisit l’enchaînement des causes et des effets ; pour agir et sur le monde inorganique et sur son corps et sur son esprit, il possède des techniques perfectionnées. Utiliser les moyens dont on dispose au mieux du but qu’on s’est fixé, organiser son existence avec art, mais dans le style conforme aux désirs de chacun, voilà en quoi consiste, à mon avis, l’aspect pratique de la moralité. L’éthique doit se borner à donner des conseils, à montrer les avantages ou les inconvénients de tel mode d’activité, à découvrir les secrets ressorts qui meuvent cœur et pensée ; sa tâche restera belle, puisqu’elle permettra aux individus de construire l’idéal qui leur sied et de le vivre dans la mesure du possible. N’en doutons pas : si les hommes apprenaient à comprendre, ils deviendraient dans l’ensemble meilleurs qu’ils ne sont.

De même que la chimie moderne a pu utiliser certaines découvertes de l’antique alchimie, de même l’éthique que nous préconisons rencontre parfois de bonnes choses, et dont elle fait son profit, dans les morales admises autrefois. Mais le point de vue général, la façon d’aborder les problèmes, de résoudre les difficultés doivent être modifiés. S’il s’agit d’éthique individuelle, l’idée de bonheur (d’un bonheur tout relatif, qui n’a rien de fixe et qui résulte de la satisfaction d’un faisceau de besoins), s’avère absolument centrale. Descendu du ciel inaccessible où il resta logé longtemps, le bonheur, soumis à l’analyse psychologique, a livré son secret et révélé la nature des éléments qui le constituent ainsi que leur mode de coordination. Il requiert des biens extérieurs, non excessifs, mais suffisants, un corps sain, une intelligence ouverte, une volonté forte, un cœur aimant. Chacune de ces conditions mériterait d’être étudiée longuement ; nous l’avons tenté dans une série d’essais auxquels nous renvoyons le lecteur. Remarquons néanmoins que les inclinations humaines ne sauraient pratiquement être satisfaites tomes simultanément et d’une façon complète ; en conséquence le bonheur vécu s’avère toujours relatif, il comporte de petites douleurs à côté de grandes joies, même aux instants les meilleurs. Une thérapeutique morale permet de soulager l’esprit souffrant, comme la médecine ordinaire permet d’atténuer les douleurs du corps. Si invraisemblable que cela paraisse, l’éthique disposera de laboratoires, comme la physique et la bactériologie, dans un avenir moins

lointain qu’on le suppose. Les vains discours, dont les moralistes nous assomment, seront remplacés par des poudres et des injections ; à volonté, grâce à des potions adéquates, l’on pourra calmer les passions ou les exalter ; ni châtiments ni récompenses pour modifier le caractère des anormaux, un traitement médical suffira. Mais, dans ce domaine, beaucoup reste à faire. L’éthique sociale est actuellement très étudiée. L’école de Durkheim amasse des matériaux d’un grand intérêt, par contre son œuvre constructive est d’une faiblesse irrémédiable : en définitive, elle se borne à remplacer Dieu par l’État. Nous trouvons, chez les écrivains anarchistes, une réfutation de la morale courante dont nul penseur sérieux ne saurait faire fi ; ils ont l’immense mérite d’observer sans parti-pris et de tenir compte des aspirations intimes de l’individu. Une synthèse des vérités déjà mises en lumière semble même possible.

Pour la majorité des hommes, l’association s’avère condition indispensable du plein épanouissement de la personnalité. Division du travail et solidarité, inutiles pour l’individu capable de se suffire a lui-même, interviennent donc manifestement. L’entr’aide : voilà le précieux avantage que l’on attend de l’association. Mais les collectivités modernes sont oppressives ; elles enchaînent celui qu’elles prétendent servir. Concilier l’indépendance et l’entr’aide, voilà le problème essentiel que l’éthique sociale doit examiner. Je le crois si peu insoluble, qu’à mon avis la conciliation est, sur plusieurs points, en voie de se réaliser. Les libertaires auraient tort de croire que leurs idées subissent une éclipse : les partis, les groupements qui les soutiennent peuvent prospérer ou décroître selon l’époque et les circonstances, le besoin d’indépendance (un besoin plus ou moins éclairé, plus ou moins conscient, c’est vrai), subsistera autant que la race humaine. « L’individu compta d’abord exclusivement comme membre d’une famille, d’une tribu : pour venger un meurtre pas besoin de frapper l’assassin, il suffisait d’atteindre un homme de sa parenté ou de son clan. Jahveh, modèle du juste, punit Adam et Eve dans leurs descendants ; il tue les premiers-nés d’Égypte par haine du pharaon. Ce fut un progrès de n’imputer le crime qu’au coupable seulement ; ruine du dogmatisme, liberté de conscience, toujours précaire il est vrai, en furent d’autres. Quant à l’entr’aipe, elle ne joua d’abord qu’à l’intérieur de groupes restreints. En Grèce, à Rome, elle reliait fortement nobles et magistrats, se relâchait beaucoup s’il s’agissait de simples citoyens, n’intervenait plus en faveur du troupeau désuni des esclaves. Si l’Evangile proclame l’égalité de tous devant Dieu, la société chrétienne se borna à transformer l’esclavage ancien en un servage presque aussi dur. Au moyen-âge, noblesse et clergé connurent les bienfaits d’une entr’aide qui ne déshonorait pas ; bourgeois des villes, artisans, maîtres et compagnons s’organisèrent en association dont les membres étaient solidaires ; mais à la masse populaire on réserva une charité inefficace et humiliante. Puis l’altruisme s’étendit à des groupes plus larges ; à l’aumône fut substituée une assistance rationnelle, garantie contre l’arbitraire ; la solidarité devint respectueuse de la liberté des individus. » C’est justement parce qu’elle concilia l’entr’aide et l’indépendance dans une synthèse supérieure, parce qu’elle suppose le libre développement de chacun dans l’harmonieux accord de l’ensemble, que la fraternité s’avère l’ultime fondement de l’éthique sociale. Mais il ne saurait être question de cette fraternité hypocrite qui sert aux profiteurs à masquer leurs usurières exploitations : ainsi comprise elle n’est qu’une méprisable duperie. La nôtre n’est rendue possible que par l’union librement voulue de ceux qui entendent la pratiquer ; fleur très rare encore, elle ne pousse que sur les sommets où la contrainte cède la place à l’amitié. — L. Barbedette.