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MORALE (Ses bases illusoires ; sa duperie actuelle). — La morale se confond avec la religion dans le confusionnisme idéologique primitif. Le bien c’est ce que Dieu commande ; le mal ce que Dieu défend.

Dieu commande parfois des actes d’utilité générale : « qui donne au pauvre prête à Dieu »… Mais, le plus souvent, ce que Dieu ordonne est d’accord avec l’intérêt des forts. Il enjoint à l’Hindoue de se brûler vive sur le bûcher où se consume le cadavre de son mari. Dieu ordonne les tueries guerrières ; c’est au cri de « Dieu le veut ! » que s’ébranlaient les croisés. L’empereur d’Allemagne écrivait sur ses obus : « Got mit Uns ! » — Dieu est avec nous !

Les progrès de la raison font douter de Dieu. On s’aperçoit que l’existence de Dieu ne peut pas se démontrer. Quand on s’y essaie, on n’aboutit qu’à des sophismes. Sur quoi alors établir la morale ?

On l’établit sur l’impératif catégorique qui a lui-même une cause mystérieuse. « Devoir, d’où tires-tu ton origine » ?

En réalité, nous voyons l’impératif soi-disant catégorique transgressé constamment. Et il varie selon les latitudes. Sans doute certains sauvages ont un impératif catégorique qui leur ordonne de tuer leurs vieux parents pour ne pas avoir à les nourrir. L’impératif catégorique, plus familièrement la voix de la conscience, n’est autre que la suggestion du milieu où on a été élevé, c’est pourquoi toutes les consciences ne sont pas pareilles.

C’est perdre son temps et son énergie que de chercher une base à la morale ; elle n’en a pas. La morale est un ensemble de conventions plus ou moins importantes et plus ou moins stables.

Pour être conventionnelle, la morale n’est pas pour cela inexistante. Que deviendrait-on si les hommes, au lieu de vivre du travail, décidaient de demander leur subsistance au vol et au meurtre ; la civilisation et l’humanité elle-même disparaîtraient.

Cependant, on ne peut pas ne pas voir la duperie de la morale dans la société présente. Celui qui est riche n’a pas beaucoup de mérite à être honnête et vertueux. Mais que penser d’une morale qui commande au misérable de se laisser mourir de faim plutôt que de voler ? La fonction primordiale de la morale apparaît être de protéger la propriété. L’impératif catégorique est un gendarme psychique.

Depuis la guerre, nous assistons à un bouleversement profond des valeurs morales.

Pour la première fois, la guerre a eu comme participants des bourgeois cultivés qui n’étaient pas des militaires professionnels. La guerre de 1870 s’était faite sous le régime du remplacement ; celle de 1914 se recrutait d’après le service militaire obligatoire.

Certes, nombre de fils de bourgeois ont réussi soit à être ajournés, soit à se faire embusquer ; mais il y en a eu dans les tranchées. Ils y ont compris qu’on pouvait tuer sans que la terre s’entr’ouvre, ils en ont conclu que la morale qu’on leur avait enseignée dans les collèges n’a pas de valeur réelle.

La seconde cause importante de l’écroulement de la morale a été l’inflation monétaire suivie de la chute du franc.

La bourgeoisie vivait sur les idées de Franklin, le théoricien de la morale et de la vie bourgeoise. On croyait au travail honnête et régulier, à la culture intellectuelle acquise par l’effort et productrice d’honneurs ainsi que d’argent. On croyait à l’économie. On pensait que quiconque mène une vie sérieuse, laborieuse et ordonnée ne peut pas ne pas réussir. La chute du franc a fait fondre les économies dans les banques. La bourgeoisie en a conclu qu’elle avait vécu sur des principes faux.

Aujourd’hui, on peut dire que l’honnêteté commerciale a disparu. De vieilles maisons séculaires qui de-

mandaient le succès à la renommée de leur marchandise ( « bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée » ) vendent aujourd’hui des articles de mauvaise qualité. On se moque de la renommée qui est avantageusement remplacée par une publicité à grand tapage. Qu’importe que les clients soient mécontents si la réclame nous en amène de nouveaux par milliers. La fortune n’est pas, comme autrefois, le couronnement d’une longue vie ; on peut la faire en quelques années.

La qualité ne correspond plus au prix ; les hôtels les plus cotés donnent à leur clientèle une nourriture détestable. Le luxe extérieur attire les snobs ; c’est tout ce qu’il faut. La tromperie en matière de commerce s’est à tel point généralisée qu’on en a adouci le vocabulaire. On ne dit pas qu’on a été volé par un commerçant malhonnête ; mais qu’on a été arrangé par un homme qui sait y faire

La littérature s’est complètement commercialisée, on vante un livre comme on vante un café ou un chocolat. Sur la bande, qui sert à attirer l’acheteur, on annonce parfois tout autre chose que ce qu’il y a dans le livre.

Les savants les plus titrés, les plus décorés, lancent, à grand renfort de publicité, des produits qui, ils le savent fort bien, ne donneront pas ce qu’ils promettent. Leur situation scientifique qui inspire confiance leur est une monnaie cotée d’autant plus haut que la célébrité et la confiance sont plus grandes. Au bout d’un certain temps on s’apercevra que l’appareil est inefficace, que le médicament ne guérit pas : qu’importe ; ils auront fait fortune. Un autre savant, tout aussi honorable, viendra proposer un autre produit.

Dans la presse, le chantage, la publicité dissimulée sont devenues monnaie courante. L’idée la plus générale en apparence sert de couverture à des intérêts mercantiles. On combat le régime sec des Américains, on met à la mode l’alcoolisme pour vendre le vin et l’alcool. L’écrivain, l’orateur sont payés par les intéressés.

Aussi voyons-nous l’alcoolisme faire fureur dans la bourgeoisie. Les gens qui veulent être modernes ont leur bar à domicile. L’homme en habit titube en sortant d’un café et on trouve cela tout naturel. La pédérastie et le maquereautage passent dans les mœurs de la jeunesse dite « bien élevée ». Le jeune littérateur, pour arriver, se prête aux passions homosexuelles d’un homme riche ou puissant. Des étudiants se font entretenir par des prostituées.

La fidélité aux opinions est considérée comme une marque de faiblesse intellectuelle. On soutient non pas l’idée que l’on a (on n’en a aucune), mais celle qui nous rapporte. Quand l’idée ne rapporte plus, on en change.

On pourrait objecter que c’est seulement la bourgeoisie qui est corrompue à ce point et que la guerre, qui a amené la gangrène des classes dirigeantes, n’a pas touché le prolétariat. Ce n’est pas tout à fait vrai. Les crimes et notamment les crimes passionnels et familiaux se sont grandement développés depuis que, à la guerre, les hommes ont appris à tuer. Ces crimes sont, à vrai dire, le fait de toutes les classes des deux sexes. On tue la maîtresse ou l’amant qui vous laisse, le ou la rivale, la belle-mère ennuyeuse, le vieux père qui s’obstine à vivre… L’acquittement des criminels passionnels entre en ligne de compte dans la préméditation. On supporte cet acquittement et on se débarrasse de celui dont on veut se venger ou de celle qui vous gêne.

Dans son ensemble, néanmoins, le prolétariat est moins touché que la bourgeoisie. Mais c’est, avant tout, parce qu’il ne pense pas. Son ignorance, le travail de chaque jour, bornent son horizon. A peu de chose près, il continue de vivre la vie rudimentaire qu’il vivait avant la guerre.

Les catholiques ne manquent pas, bien entendu,… d’accuser l’irréligion de la faillite de la morale. Erreur grossière. C’est précisément la classe corrompue, la