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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/294

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MOR
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bourgeoisie qui revient au catholicisme, tout au moins qui affecte d’y revenir pour accroître les forces de la réaction.

A vrai dire, la morale et la religion elle-même n’ont qu’une influence limitée sur la pratique de la vie. Pour que la religion influe, il faudrait une foi très vive qui n’est plus au cœur de personne. Quant à la morale, son impératif soi-disant catégorique l’est très peu en réalité, « Video meliora proboque deteriora sequor. » (Je vois le bien et je le prouve, et cependant je fais le mal.)

La morale est-elle nécessaire ? Non ; du moins, pas autant qu’on le pourrait croire. Une société rationnellement organisée rendrait la morale inutile ; car la morale n’a d’autre but que de pallier à une mauvaise organisation sociale et d’en abuser les victimes.

L’adage « qui donne aux pauvres prête à Dieu » n’a plus de sens dans une société où il n’y a plus de pauvres. Le dévouement à un parent ou à un ami frappé par la maladie est inutile si des hôpitaux bien aménagés soignent les malades. Recueillir les enfants abandonnés n’est pas nécessaire si la société les entretient convenablement. Même l’aide morale, le fait de compatir au chagrin d’autrui, d’encourager une personne déprimée n’aura plus d’objet. La société rationnelle connaîtra le psychologue, professionnel bienveillant, qui sera le médecin de l’âme.

La morale de l’avenir ne sera plus qu’une urbanité, une conduite à tenir dans les rapports avec ses semblables, édictée de telle sorte que ces rapports puissent être une source de plaisir et non de désagrément. Ne pas mentir sans utilité. Ne pas écraser ses compagnons d’une supériorité qu’à tort ou à raison on se confère. Supporter les défauts d’autrui dans la mesure où ils ne vous rendent pas la vie impossible. Ne pas vouloir tout ramener à soi, penser que les autres, eux aussi, existent et qu’ils ont leur personnalité, comme nous avons la nôtre…

Tous ces préceptes ne viennent ni de Dieu ni d’un au-delà nouménal. Ils sont relatifs, conventionnels, mais n’en sont pas moins nécessaires. Ce sont des règles de bonne vie dont la société humaine, comme les sociétés particulières, a besoin pour fonctionner normalement. Mais, en général, moins nécessaire sera la morale, meilleure sera la société. — Doctoresse Pelletier.

MORALE (Origines et Évolution — Les religions et la morale — La morale et les mœurs — Morale individuelle et morale collective). — I. Historique succinct des systèmes de morale. — La morale est la règle de jeu pratiquée entre individus vivant en groupe ou en société. Elle n’existe pas pour des êtres vivant isolément et se suffisant entièrement à eux-mêmes. Elle est nécessaire pour les espèces animales grégaires fourmis, abeilles, hommes, etc. La règle du jeu n’est autre chose que la coutume. Et c’est cette coutume qui détermine les mœurs de chaque pays ou de chaque époque. Les individus s’y conforment inconsciemment presque toujours, et d’ailleurs l’opinion publique, plutôt que l’appareil coercitif, est là pour les rappeler à l’ordre.

Primitivement la morale (ou la coutume) s’est établie par tâtonnements pour la meilleure sauvegarde de la tribu. Mais dans l’ignorance où étaient les hommes primitifs de la plupart des causalités, leurs mesures de sauvegarde ne correspondent guère à notre logique actuelle. La terreur sacrée fut la principale cause de règles morales où l’imagination prenait sans doute la plus grande part.

La religion, issue de la terreur sacrée, continua d’englober la morale, c’est-à-dire la coutume tout entière. Mais peu à peu les questions d’intérêt, les rapports économiques, tout ce qui peut être compté ou pesé, tout ce qui peut être enfermé dans un contrat, devint une législation indépendante, qui aboutit chez

les Romains à la constitution du Code. Cependant tout ce qui dans la coutume était fondé sur les sentiments restait du domaine religieux. Pour la première fois, Socrate, aidé par le travail de démolition que les sophistes avaient.entrepris avec entrain, sépare la morale de la religion en introduisant la méthode rationaliste d’observation dans l’étude des phénomènes moraux. Après lui, Zénon et Epicure s’efforcent de dégager les lois morales qui règlent les rapports des hommes et élaborent, l’un la doctrine stoïcienne, l’autre la doctrine épicurienne qui se partagent l’adhésion des esprits libres et cultivés, et dont l’influence triomphe dans toute la civilisation hellénistique et romaine. Mais, sous le régime d’oppression où tombe plus tard l’empire romain, le libre exercice de la pensée est supprimée. L’épicurisme devient la seule recherche des plaisirs matériels. Le stoïcisme s’enferme dans une tour d’ivoire, et, malgré les efforts et la réforme de Marc-Aurèle, n’a plus aucune influence sur la vie sociale.

Sur ces entrefaites, le christianisme se répand dans le bas peuple de l’Empire. Son mysticisme, qu’il a emprunté aux religions orientales voisines, satisfait l’imagination des gens ignorants. Sa morale s’adapte à l’humilité et aux espoirs de la classe pauvre. En pénétrant peu à peu dans les classes aisées il s’imprègne de la morale stoïcienne. Mais la morale est de nouveau retombée sous le joug de la religion… Il faut arriver à l’époque de la Renaissance pour voir surgir quelques velléités de rendre à la morale son indépendance. Mais les esprits étaient encore trop imbus de religiosité pour avoir d’autre ambition qu’une réforme qui débarrassât là morale d’une partie des rites sous lesquels elle disparaissait. Le protestantisme vient s’opposer au catholicisme. Mais la morale reste toujours religieuse. Elle est ébranlée quelque peu par les critiques des philosophes du xviiie siècle et par la Révolution française. Le progrès scientifique démolit la valeur des rites du catholicisme, et celui-ci, malgré un renouveau apparent, est obligé de se réfugier dans une métaphysique mystique. L’affaiblissement du pouvoir religieux permet enfin à une minorité d’individus et pas dans tous les pays, de pratiquer une morale non confessionnelle.

A vrai dire, cette morale laïque est la même que celle de la religion catholique débarrassée de ses rites, que celle du protestantisme ou du judaïsme actuel. C’est une sorte de néo-stoïcisme adapté au milieu moderne, ou, plus exactement, aux idées, aux sentiments et aux intérêts de la classe au pouvoir.

Une morale ne saurait, en effet, se détacher des mœurs mêmes. Devenue une entité abstraite, elle maintient autant que possible les mœurs dans les limites du système doctrinal ; mais elle est influencée par elles et elle évolue avec elles, quoique avec plus de lenteur. Sinon, si la morale se fossilise dans des formules religieuses désuètes, il y a rupture. Les religions attribuent toujours plus d’importance à la stricte observance des rites qu’à la pratique de la morale sociale. Celle-ci en évoluant est étouffée. La vie sociale est gênée. Une bonne action, qui obligerait à enfreindre un rite sacré, peut être condamnée comme sacrilège. C’est à ce moment qu’apparaissent des novateurs qui prêchent une morale plus conforme aux mœurs de l’époque, en avance même sur elles, car ce n’est pas tant une morale qu’apporte la prédication nouvelle qu’un idéal nouveau libéré des entraves des vieilles croyances.

Si l’on excepte la révolution socratique, le progrès moral s’est fait grâce à des révolutions religieuses. Elles furent presque toujours difficiles et sanglantes. La religion ancienne ne veut pas lâcher son autorité et sa puissance, et cette puissance est grande. Elle est, en outre, toujours associée au pouvoir politique. Bien