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MOR
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les orages de la vie, il a collectionné dans son enveloppe toutes les causes possibles de désorganisation. Voyez son cerveau soumis déjà à des processus pathologiques localisés en des régions plus ou moins importantes de sa masse. Ramollies ou traumatisées par l’hémorragie, ces parties sont détruites pour jamais. Voyez son foie, ses reins, voyez son cœur dont les éléments anatomiques composants se sont épuisés, envahis par la graisse, par la sclérose : deux agents bien connus de la mort cellulaire. Et jugez l’ensemble de ce cadavre ambulant, qualifié vivant encore jusqu’au jour où les millions de petits cadavres que nous traînons en grimpant notre lent calvaire conquièrent à leur tour les imposantes unités cellulaires, spécifiquement résistantes, et préposées par une longue sélection à la régulation de la vie coloniale : centre de la circulation, centre de la respiration, le fameux nœud vital de Flourens. Alors éclate la bourrasque, l’orage qui frappe nos sens après avoir grondé depuis toujours dans l’obscurité de notre enveloppe. Et, à ce moment, il y a souvent beau jour que les éléments cellulaires dits supérieurs de notre cerveau ont cessé de fonctionner. Ce grand cadavre qu’une pompe ridicule va conduire à sa dernière demeure était mort depuis longtemps.

Notre naissance est une illusion ; notre mort en est une autre.

Ce que nous savons encore c’est que la mort dite totale sera le signal de vies nouvelles. La désagrégation physico-chimique du corps commence instantanément. Elle se manifeste par l’entrée en lice de myriades d’infiniment petits parasites, autant de nourrissons affamés, tenus en respect jusque-là, et dont l’activité dévorante va se traduire extérieurement par les signes de la putréfaction. La faune des tombeaux, qui achève l’heureuse disparition de l’ancien être défini vivant, fait une œuvre d’assainissement lente. Car notre substance hyper toxique serait un danger social n’était le parasitisme utile qui nous pousse au tout à l’égout pour l éternité. Tels, autrefois, les chiens de Constantinople accomplissaient un travail de voirie en dévorant les immondices. Mettez une grenouille morte au voisinage d’une fourmilière. En quelques heures elle est réduite à ses parties calcaires et inorganiques non nuisibles, dont la dissolution plus lente sera l’œuvre du temps.

Néant tout cela ? OUI, mais en apparence, car rien ne se crée, rien ne se perd. Et ce zéro est l’aurore de vies nouvelles, dont personne ne saurait prévoir l’organisation. Et, quoi que nous fassions pour justifier notre orgueil, nous ne valons ni mieux ni pire que cette grenouille au regard de la mort.

La mort de l’Âme. – Les dualistes, aveuglés par le préjugé et convaincus par de frêles apparences, n’ont été que des observateurs superficiels, quand ils ont négligé d’approfondir les phénomènes tangibles que j’ai rappelés. Pas plus qu’ils n’ont défini la vie, ils n’ont défini l’âme et, pour faire de l’immatériel quelque chose de mystique revêtu du simple mot « Âme » qui ne dit rien, ils ont réalisé de prodigieux efforts qui reculent simplement la solution du problème. Le royaume des mots donne bien l’idée du désert. La définition qu’ils ont donnée de la mort en disant qu’elle est la séparation de l’Âme et du Corps ne répond à rien de positif. Car le moment présumé de la mort totale n’est que le spasme, la convulsion suprême de toute une colonie solidariste vivante, porteuse déjà d’innombrables nécropoles. Le dernier soupir, si poétique, le dernier battement du cœur, signal conventionnel de la mort du point de vue de l’état-civil, n’a pris d’importance malgré son irréalité de fait, qu’à raison de toutes les légendes dont l’humanité s’est complu à aggraver la vie.

L’être humain répugne à croire qu’il disparait à tout jamais, comme un ver de terre dont il ne songe pas à

concevoir la résurrection. Il ne saurait admettre, tant il se croit le nombril de l’Univers, que la désintégration de sa substance atteint du même coup ce que son ignorance gonflée de vanité lui a représenté comme son être conscient.

Il faut reconnaître que la vie sociale elle-même s’est gravement compliquée de tout ce qu’on a qualifié de moral, vie sentimentale, affective, esthétique etc., qui, pour la grosse majorité de citoyens alourdis par la tradition, ne saurait être de même essence que la vie organique. Il faut avouer que l’organisation sociale de la vie en commun a inventé une foule de contingences que l’on s’est cru obligé de prendre en considération pour donner des assises au groupe humain ; que, conventionnellement, on a créé une morale, une science du Devoir et surtout une Responsabilité ; que tous ces artifices forment un bloc rigoureusement charpenté, sous forme d’un contrat très vieux que, seuls, les fous ou les aveugles qualifient d’imposture. Il faut avouer enfin que le prêtre a proclamé des devoirs conventionnels, non plus seulement vis-à-vis des autres hommes, mais vis-à-vis d’une fiction dénommée Dieu ou Être suprême, à qui nous devons tout, le mal comme le bien, mais à qui il faut rendre hommage quand même.

Il faut reconnaître qu’une telle évolution séculaire a créé une notion, disons mieux : une phobie sur laquelle les ignorants, les timorés ont apposé l’étiquette d’Au-delà ; que la croyance à une vie future est venue imprimer au phénomène « Mort » un caractère spécial dont il n’est pas donné à tout le monde de s’abstraire et qui, finalement, fait de la mort apparente un drame humain familial et social, au lieu de la laisser confinée parmi les phénomènes naturels, normaux, comme le début d’une trêve qui représente, pour le plus grand nombre, plutôt une délivrance qu’une souffrance. Les mortels fort nombreux pour qui la vie n’aura pas été un bienfait ne sauraient envisager la mort comme une transition.

Et c’est cependant ce qui subsistera longtemps encore dans la pensée de ceux à qui la conception étroite de l’idée de justice, a pu faire croire à la réparation, ne serait-ce que par besoin d’équilibre et d’harmonie.

Ce n’est pas ici le lieu de décrire, ni de discuter les vues diverses de l’ « Au-delà », suivant les religions, depuis le ciel et l’enfer chrétiens jusqu’à la métempsychose et à l’épuration progressive des âmes migratrices à travers de nouveaux corps, jusqu’au repos suprême, et éternel au sein du Bouddha. De toute cette poésie, fille de la Peur, rien ne résiste à la critique.

Mais n’ignorons point l’objection des spiritualistes à cette conception navrante de la mort sans phrase tout aussi bien de l’immatériel que du solide : les monistes détruiraient tout idéal, toute idée de compensation, partant de justice ; ils ravalent l’homme au niveau du chien. Et l’idée d’Un enterrement sans prêtre plonge la foule dans l’épouvante.

L’objection n’est point sans valeur aux yeux de ceux qui, avancés dans la carrière de la philosophie positive et réelle, capables de contempler sereinement sans crainte ni illusion, les pires événements, conservent une tendresse, une pitié pour les attardés à qui il faut une consolation. Mais à cette objection, l’on peut dénier hardiment une réelle portée, car la conception matérialiste de la mort est loin d’être sans poésie, sans idéal, sans pureté. L’idée du repos, de l’oubli n’a-t-elle pas déjà valeur d’un soulagement, celle du narcotique après la douleur ? J’engage les camarades à l’âme heureusement portée vers l’idéal à méditer longuement devant le plus émouvant édifice que je connaisse, le monument aux morts, de Bartholdi, au Père Lachaise. Je sais des gens qui ont bien souffert et qui en reviennent retrempés quand ils ont vu le calme, la sublime simplicité avec laquelle ces groupes de malheureux humains voient s ouvrir devant eux la porte de l’éternel Nirvana, à