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MOR
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elle vibre, quand elle vit : c’est la chair à patron.

« La mort n’a besoin de culte ; c’est la vie qu’il faut exalter, fêter : c’est elle qui a besoin de fleurs, c’est pour elle qu’il faut fraterniser, se cotiser ; C’est à la veuve, aux orphelins, que doivent aller les secours, la solidarité.

« Gardez, gardez vos gros sous pour l’œuvre utile, pour l’œuvre de vie, de bonté et de camaraderie et laissez les couronnes et les fleurs aller sur la charogne des preux. Prolétaires ne soyez pas aussi bêtes que les riches : vaniteux et insolents ; ne donnez pas vos économies à la mort, donnez-les à la vie. Que les corps aillent à la terre ou au feu. Simplement, naturellement, discrètement si le mort fut un humble, et en manifestation s’il fut un militant et si sa dépouille doit servir de prétexte à propagande. Mais pas d’insignes, pas de couronnes, pas de chapeaux, pas de fleurs, pas de deuil ; tout cela est profondément illogique et bête. Et puis c’est du culte : culte rouge au lieu de culte noir, et l’un est aussi dangereux que l’autre. Mêmes superstitions grossières.

« Habillez-vous donc comme d’habitude, ne changez rien à votre mise parce que quelqu’un est mort, et si le défunt était un être aimé et chéri, que le deuil soit dans votre cœur, dans votre pensée, et non pas dans vos habits. Avez-vous réfléchi à tout ce qu’il y a de ridicule et de faux dans le port du noir de circonstance ?

« Les sensations pénibles éprouvées devant la mort sont choses physiologiques et très compréhensibles ; tout être normalement constitué ne saurait s’y soustraire. Mais la douleur n’a rien à voir avec les simagrées du culte, avec le deuil, les fleurs, les couronnes, les panaches, les étoffes écussonnées, et les chevaux caparaçonnés qui pissent et excrémentent insolemment devant le défunt…

« Ne vous agenouillez plus devant les sépultures, camarades, mais penchez-vous sur les berceaux ; les richesses des tombeaux sont une insulte à la vie. Que vos joies compensent vos tristesses ; la mort ne doit pas bannir l’amour de votre cœur. Vivez, vivez fortement, puissamment ; en guerre, en lutte continuelle avec la souffrance, la douleur et la misère. Les hommes ont bien d’autres choses à accomplir, à chercher et à connaître que d’aller s’incliner devant les pierres sépulcrales. N’y a-t-il donc pas des douleurs à diminuer ; des peines à supprimer ; des misères à faire disparaître, des fléaux à combattre ; des maux à terrasser ; des erreurs à détruire ; des haines à calmer ?

« Vous aimiez ceux qui ne sont plus ? Eh bien quel plus bel hommage à rendre à leur mémoire, s’ils furent des êtres utiles, bons, intelligents et justes, que de prolonger leur vie, leur action, leur puissance, leur savoir, dans le temps et dans l’humanité. Si le défunt était poète, invoquez sa muse et chantez par le monde ses rêves et ses espoirs ; si votre ami d’idéal bâtissait une Icarie, d’amour et de fraternité, répandez au sein des foules, anxieuses de libération, sa généreuse utopie ; si le camarade était un agitateur, un tribun, clamez son verbe d’espérance au-dessus des bassesses contemporaines ; s’il était un écrivain, un sociologue, un historien, un penseur, proclamez ses vérités, répandez ses idées, ses conceptions, prolongez son œuvre en semant ses écrits à profusion ; le plus beau piédestal c’est le livre ; s’il était un savant, révélez ses découvertes, perfectionnez, multipliez ses inventions afin qu’elles contribuent au bonheur universel. Oui, intensifiez l’œuvre, élevez la pensée, bâtissez une Cité d’ultime amour et de féconde amitié, où les morts n’auront de postérité et de gloire que dans le souvenir de leurs actions fraternelles et bonnes et où la vie sera devenue large et belle pour tous les humains. » – (E. Girault.)



Par quelle aberration les peuples ont-ils depuis des millénaires placé les morts au premier plan, prodigué pour les ruines funèbres la matière dont manquaient les vivants, tourné l’art vers les tombeaux ? Terreur des au-delà d’ignorance dont les humains apeurés jalonnaient de présents le chemin redouté. Dévoiement voulu des religions de renoncement exaltant la mort pour juguler la vie. Règne de toutes les forces assez astucieuses pour s’adjoindre le concours des ténèbres, de la routine et de la peur…

Rendre un culte à la mort, à l’être mort !

« Le mort n’est pas seulement un germe de corruption par suite de la désagrégation chimique de son corps, empoisonnant l’atmosphère. Il l’est davantage par la consécration du passé, l’immobilisation de l’idée à un stade de l’évolution. Vivant, sa pensée aurait évolué, aurait été plus avant. Mort, elle se cristallise. Or, c’est ce moment précis que les vivants choisissent pour l’admirer, pour le sanctifier, pour le déifier.

« Les morts nous dirigent ; les morts nous commandent, les morts prennent la place des vivants… Toutes nos fêtes, toutes nos glorifications sont des anniversaires de morts et de massacres. On fête la Toussaint pour glorifier les saints de l’Église ; la fête des trépassés pour n’oublier aucun mort. Les morts s’en vont à l’Olympe ou au Paradis, à la droite de Jupiter ou de Dieu. Ils emplissent l’espace « immatériel » et ils encombrent l’espace « matériel » par leurs cortèges, leurs expositions et leurs cimetières. Si la nature ne se chargeait pas elle-même de désassimiler leurs corps et de disperser leurs cendres, les vivants ne sauraient maintenant où placer les pieds dans la vaste nécropole que serait la terre.

« La mémoire des morts, de leurs faits et gestes, obstrue le cerveau des enfants. On ne leur parle que des morts, on ne doit leur parler que de cela. On les fait vivre dans le domaine de l’irréel et du passé. Il ne faut pas qu’ils sachent rien du présent. Les enfants savent la date de la mort de Madame Frédégonde, mais ignorent la moindre des notions d’hygiène, Telles jeunes filles de quinze ans savent qu’en Espagne, une madame Isabelle resta pendant tout un long siège avec la même chemise, mais sont étrangement bouleversées lorsque viennent leurs menstrues… Telles femmes qui pourraient réciter la chronologie des rois de France sur le bout des doigts ne savent pas quels soins donner à l’enfant qui jette son premier cri de vie… Alors qu’on laisse la jeune fille près de celui qui meurt, qui agonise, on l’écarte avec un très grand soin de celle dont le ventre va s’ouvrir à la vie.

« Les morts obstruent les villes, les rues, les places. On les rencontre en marbre, en pierre, en bronze ; telle inscription nous dit leur naissance et telle plaque nous indique leur demeure. Les places portent leurs titres ou celui de leurs exploits.

« Dans la vie économique, ce sont encore les morts qui tracent la vie de chacun. L’un voit sa vie toute obscurcie du « crime » de son père ; l’autre est tout auréolé de gloire par le génie, l’audace de ses aïeux. Tel naît un rustre avec l’esprit le plus distingué ; tel naît un noble avec l’esprit le plus grossier. On n’est rien par soi, on est tout par ses ascendants…

« Des nuées d’ouvriers, d’ouvrières, emploient leurs aptitudes, leur énergie à entretenir le culte des morts. Des hommes creusent le sol, taillent la pierre et le marbre, forgent des grilles, préparent à eux tous un habitat pour qui n’est plus. Des femmes tissent le linceul, font des fleurs artificielles, préparent les couronnes, façonnent les bouquets pour orner la maison où se reposera l’amas en décomposition de l’humain qui vient de finir… Pour entretenir le culte des morts, la somme d’efforts, la somme de matière que dépense