Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/359

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MUF
1703

« Pouvoir, à plaisir, sur ce mufle asséner
Le plus grand coup de poing qui se puisse donner. »

Ces détails ne sont pas superflus quand on voit ceux qu’on peut appeler « les mufles du nationalisme », attribuer aussi tendancieusement qu’inexactement pour le seul besoin de la propagande haineuse qu’ils poursuivent, une origine de leur crû au mot mufle qu’ils écrivent pour la circonstance avec deux f.

Dans le Figaro du 18 février 1926, il a été raconté que la qualification de muffle, donnée aux personnes, ne viendrait pas du mufle d’un animal mais aurait été employée en 1815, par les Parisiens, du nom du général prussien von Muffling, qui avait particulièrement excité leur mépris par sa vanité grossière et ses procédés brutaux. C’est ainsi que les nationalistes écrivent l’histoire. Nous avons vainement cherché dans des ouvrages sérieux une confirmation de cette origine du mot mufle et un emploi de muffle. Nous avons seulement trouvé, sur le baron Muffling, qu’il se montra fort arrogant en réclamant, au nom des « Alliés », la restitution des œuvres d’art et de bibliothèque dont leurs pays avaient été dépouillés par les armées de Napoléon. Von Muffling fut peut-être un mufle ou un muffle, mais autrement mufles que lui furent ces princes, rentrés en France dans ses fourgons, qui ne se rétablirent sur « leur trône » qu’à la faveur de son arrogance, et tous leurs partisans pour qui la défaite et l’humiliation de la France furent des motifs d’allégresse et de profit. Voici, d’après Louis Blanc, dans son Histoire de Dix ans, ce que l’on vit à Paris, lors de l’entrée des « Alliés »:« Une foule de femmes élégantes attirées aux fenêtres, saluaient avec des cris le passage des vainqueurs et agitaient des écharpes en signe d’allégresse ; les riches préparaient leurs appartements les plus somptueux pour y recevoir les officiers anglais ou prussiens ; et les marchands, dans l’ivresse d’une joie cupide, étalaient à l’envi ce qu’ils avaient de plus précieux… On dansa sur le gazon des Tuileries… Pour dernier trait d’avilissement, les vaincus se laissèrent gorger d’or par les vainqueurs… Les marchands décuplaient leurs recettes habituelles; tous les jeunes officiers avaient des maîtresses coûteuses, des loges au théâtre, des dîners chez Véry. C’est de cette année 1815 que datent la plupart des fortunes marchandes de la capitale. »

Jusqu’à ces derniers temps, l’Académie Française ignorait, comme le Figaro, l’usage populaire du mot mufle, appliqué aux personnes. Elle lui a fait récemment une place dans son dictionnaire et elle l’a défini ainsi : « Homme dont le caractère est un mélange de cynisme et de brutalité ». Elle a admis aussi le néologisme muflerie, d’emploi non moins courant qui qualifie les agissements du « mufle ». L’Académie a-t-elle eu peur de se compromettre par une définition plus complète et plus précise, en un temps où le mufle et la muflerie sont tellement répandus qu’ils sont arrivés à caractériser une époque de l’humanité, comme nous le verrons plus loin ?

J. de Pierrefeu avait déjà défini le mufle actuel que paraît vouloir ignorer l’Académie : « Tout individu qui n’a aucune notion du respect d’autrui, qui cherche uniquement son intérêt ou son bien-être, les autres dussent-ils en pâtir. Bref, c’est l’égoïste doublé du malotru et du pignouf. »

Pour le mufle, le contrat social est unilatéral ; il en veut les bénéfices, mais il en laisse les charges aux autres. « Chacun pour soi et chacun chez soi », disait son prototype le plus complet, M. Thiers. On peut admettre, à la rigueur, que l’individu ayant réussi à s’installer dans un parasitisme avantageux, demeure indifférent au sort des autres ; ce n’est pas lui qui a fait le

monde, et il n’a pas demandé à y venir. Mais le mufle ne se borne pas à cette indifférence. Bien pourvu pour, lui-même, il s’indigne que d’autres ne soient pas satisfaits et réclament. Il prétend même avoir droit à la reconnaissance et à l’amour de ceux qu’il malmène et qu’il dépouille. Durant la guerre, confortablement « embusqué », il dénonçait les « défaitistes » qui réclamaient la paix. Valet de plume des puissants, il morigène « les grincheux de profession et les grognons de vocation ». Il classe parmi les « hargneux » ceux qui ne font pas leur cour aux fripons satisfaits et ne sollicitent pas leur sportule. Le mufle, maître ou larbin, n’a pas le sens du ridicule et manque de la plus élémentaire circonspection.

La Fouchardière, commentant la définition académique, s’est exprimé ainsi : « La muflerie n’est pas dans le caractère. On ne naît pas mufle. On le devient par la vertu de l’éducation ; ce n’est pas une façon d’être, c’est une façon de se tenir en société… Jamais on ne dit d’un homme grossier, primitif, qu’il est un mufle. La muflerie est l’acquisition récente et avantageuse d’une civilisation avancée. L’homme grossier, dès l’abord, révèle sa brutalité cynique ; à le fréquenter, après l’avoir supporté, on peut découvrir par la suite qu’il est loyal et bon sous des dehors peu engageants. Le mufle est ordinairement un monsieur bien élevé ; toujours un monsieur bien habillé. Il se présente sous l’aspect le plus séduisant : et c’est à l’usage qu’on finit par le connaître… Il spécule sur tous les inconnus et, du jour au lendemain, ne connaît plus ceux dont il n’a plus rien à tirer. Le mufle est un personnage qui manque de mémoire ; il oublie les promesses qu’il a faites et les services qui lui furent rendus. Il pratique l’art des préparations, qui est l’art de se faire valoir, mais n’apporte aucun ménagement dans l’art de laisser tomber… Il montre une telle force sereine que ses victimes ont parfois des inquiétudes qui prennent la valeur de vagues remords, et qu’elles se demandent : « Qu’est-ce que je lui ai donc fait ? ». »

Ce sont là les caractéristiques du mufle et de la muflerie considérés individuellement. Mais au-dessus il y a leurs manifestations collectives qui les ont généralisés, variés, étendus à l’infini et leur ont fait prendre un caractère social. Comme la mode, qui est souvent une de ses formes, la muflerie se répand alors chez un nombre de plus en plus grand d’individus même mal habillés, qui y trouvent aises et profits, et d’inconscients qui la pratiquent avec une parfaite innocence croyant bien faire puisqu’ils font « comme tout le monde ». L’homme grossier, primitif, qui ignore les mensonges conventionnels avec la manière de s’en servir, et qu’on appelait un « héros » quand il « nettoyait les tranchées », ne comprend plus lorsque, ayant assassiné hors des circonstances rituelles, il se voit envoyé au bagne ou à la guillotine. Le « nervi », que son audace et son absence de scrupules, s’exerçant tour à tour en marge ou avec la complicité du code, ont érigé parmi les ventres solaires et les consuls de l’ochlocratie, s’étonne de se trouver un jour devant une chose interdite qui lui causera des ennuis. C’est la somme des mufleries conscientes et inconscientes qui fait le muflisme.

Ce mot, muflisme, a été employé pour la première fois, croyons-nous, par Flaubert, quand il a dit : « Paganisme, christianisme, muflisme, voilà les trois grandes évolutions de l’humanité ». Rarement, invention d’un néologisme fut aussi heureuse. Muflerie manquait d’envergure dans le triple sens intellectuel, moral et social que voulait exprimer Flaubert. Il voyait, dans cette troisième grande évolution de l’humanité, le règne du « bourgeois » de celui qui ne se borne pas à « penser bassement », mais qui agit de même, égoïstement, férocement, à l’encontre de toute grandeur, de toute bonté, de toute beauté, de tout idéalisme.

Le muflisme, c’est le triomphe du moi-égoïste sur le