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« nationaux ». En 1914 la subvention que l’État leur accordait était de 121.675 francs ; elle n’est, en 1930, que de 138.000 francs avec huit établissements en plus et le franc à quatre sous !… Certains de ces conservatoires, qui comptent plus de quatre cents élèves, reçoivent une subvention de 100 frs ! Aucun crédit n’est prévu pour le l’emplacement du matériel, l’achat de partitions, celui de pianos qui coûtent aujourd’hui 10 à 18.000 francs, etc… Des professeurs ont des traitements inférieurs à 1.200 francs par an. (Rapport de M. Bousquet, président de l’Association des directeurs des conservatoires nationaux).

L’enseignement supérieur n’est pas mieux partagé que le primaire et le secondaire. Nous avons vu qu’au moyen âge il y avait des chaires d’enseignement musical dans les Universités. La seule chaire de ce genre qui existait en France, avant 1914, état celle de la Sorbonne où avait enseigné R. Rolland. Il y en a une seconde, héritée de l’Allemagne, depuis que Strasbourg est redevenue une ville française. En Allemagne, il n’est pas une Université où la musique ne soit enseignée. Celle de Berlin compte sept professeurs et cinq cents étudiants suivent leurs cours. En une semaine, il se fait horairement, à l’Université de Berlin, autant de travail pour la musique que dans toute une année à la Sorbonne ! On voit que la France est de plus en plus « le pays des arts », comme disait ironiquement Daumier.

On assiste parfois, il la Chambre des Députés, à des joutes oratoires au sujet des « humanités », les classes dominantes ayant un intérêt majeur à maintenir un enseignement classique qui entretient leur séparation d’avec les prolétaires, à la faveur d’Aristote tripatouillé par Thomas d’Aquin. Mais on n’y parle jamais de la musique, art populaire par excellence qui fait les hommes égaux par les sentiments qu’elle inspire et qui serait la plus souveraine inspiratrice de la véritable société future comme elle le fut du communisme de Platon et de l’Utopie de Thomas More.

Le seul et véritable progrès musical de notre époque se fait en dehors des institutions officielles, grâce à des entreprises privées d’enseignement et de concerts. Seules des entreprises particulières, aussi modestes que désintéressées, sont parvenues à entretenir dans l’âme populaire la faible flamme musicale qui y brûle encore. Ce n’est pas à l’État, c’est à Bocquillon-Wilhelmm, professeur de musique dans les écoles de Paris, dont la méthode d’enseignement mutuel donnait des résultats remarquables, qu’on dut, en 1836, la fondation du premier orphéon. Méthode et institution se répandirent dans toute la France, grâce aux efforts d’un disciple de Wilhelm, Eugène Delaporte. C’est ainsi qu’une œuvre d’éducation musicale pour le peuple, admirable dans ses intentions sinon dans ses résultats, fut fondée il y a un siècle. Elle continue de vivre, mais dans des conditions déplorables, abandonnée aux bonnes volontés qui, si nombreuses et si ardentes qu’elles soient, ne peuvent suffire à l’élever au niveau qui devrait être le sien. Béranger écrivait à son ami Wilhelm :

« Les cœurs sont bien près de s’entendre
Quand les voix ont fraternisé ! »

Mais les pouvoirs publics ont autre chose à faire qu’à encourager la fraternisation des voix et l’entente des cœurs.

C’est toujours par les seules initiatives privées que des groupes de travailleurs sont arrivés à des résultats bien supérieurs à ceux des orphéons ordinaires, telle la phalange qui groupe deux cents exécutants instrumentistes et choristes des Forges et Aciéries d’Unieux (Loire), et interprète avec une intelligence et une précision remarquables un répertoire qui va des œuvres de Roland de Lassus à celles de Bach et de Wagner. L’initiative de M. Roger Ducasse a créé, parmi les élèves des écoles

primaires de Paris, un groupe choral assez instruit pour interpréter dans de bonnes conditions de belles œuvres. M. Ducasse a fondé aussi la Chorale des professeurs et instituteurs de la Ville de Paris, dévouée avec ferveur à la musique. D’autres éléments non moins intéressants sont dispersés à travers la France, qui pourraient faire une œuvre considérable mais manquent de moyens, restant abandonnés des pouvoirs publics et de la foule livrée par ces pouvoirs à des joies musicales dégradantes. Aussi, la France est-elle largement distancée par l’étranger, l’Allemagne, en particulier, et même la « barbare » Russie où la musique populaire est d’une extraordinaire vitalité.

Tout l’effort de l’État, pour l’art musical, se concentre sur l’Opéra et l’Opéra-comique. Le premier, établissement somptuaire, pompeux et inutile, coûte très cher et rend de moins en moins de services à l’art musical. Mais il continue à faire partie du décor officiel, comme au temps des rois. Il est « de plus en plus un fastueux salon, un peu défraîchi, où le public s’intéresse plus à lui-même qu’au spectacle » (R. Rolland). Sa faillite artistique serait définitive si, depuis trente ans, le répertoire wagnérien, bien qu’il y soit fort maltraité, ne l’avait pas soutenu. Il chemine cahin-caha, perpétuant la gloire fanée des Rigoletto et des Faust anachroniques, incapable de donner une interprétation simplement correcte des chefs-d’œuvre du passé : Armide, Don Juan, Freychutz, etc., et de ne pas étouffer sous l’ennui mortel que fait peser son atmosphère les œuvres nouvelles, même les plus vivantes. Déjà, il y a deux cents ans, une nouvelliste écrivait : « J’ai trouvé l’Opéra en assez mauvais état, à la danse près qui est plus parfaite que jamais. » Seule encore aujourd’hui, la danse réussit parfois à mettre de la gaieté dans cet hypogée de la musique, comme elle met son sourire sur sa morne façade par l’admirable groupe de Carpeaux,

Le véritable théâtre musical est, à Paris, l’Opéra-comique, depuis qu’il a rompu avec les traditions du temps de Louis Philippe et que don José y a poignardé Carmen en 1875. Les œuvres les plus caractéristiques, à des degrés de valeur divers, de la musique française moderne, y ont été jouées : Carmen, de Bizet, Manon, de Massenet, le Roi d’Ys, de Lalo, Louise, de Charpentier, Pelléas et Mélisande, de Debussy, Ariane et Barbe Bleue, de Dukas, Bérénice, d’A. Magnard, Pénélope, de Fauré, la Lépreuse, de S. Lazzari, l’Heure Espagnole, de Ravel, etc… Il est fâcheux que l’art inférieur du vérisme, des Cavalleria Rusticana, des Tosca, des Navarraise, des Habanera et autres, y tienne tant de place. Par contre, les chefs-d’œuvre anciens y ont une interprétation plus exacte qu’à l’Opéra. Des représentations d’Iphigénie en Tauride, avec Mme  Caron, d’Orphée, avec Mme  Delna, de Fidelio, avec Mme  Raunay, y ont été remarquables. Il est à regretter que l’orchestre et les chanteurs de l’Opéra-comique, pas plus que ceux de l’Opéra, n’arrivent à prendre le ton et le mouvement que réclament les œuvres de Mozart. Et ceci suffit à démontrer que le véritable rythme musical n’est pas dans le hourvari moderne où cet orchestre et ces chanteurs se trouvent plus à leur aise, sans doute parce qu’il s’y fait généralement plus de bruit que de musique. Parlerons-nous du théâtre musical en province ? Sauf de très rares exceptions, il y coûte aussi cher qu’à Paris et il est au-dessous de tout, son exploitation échappant à tout contrôle sérieux des municipalités et à toute critique, soit du public, soit de la presse qui prétend « éduquer » ce public.

Il n’y a que cent ans que la musique de concert a commencé à se répandre en France pour atteindre le grand public. Depuis cinquante ans, les entreprises se sont multipliées, et trop multipliées depuis trente ans, pour n’être bien souvent que des « affaires » où la