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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/44

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les de chaque nation a fait, pour une bonne année de production (1887) le relevé des subsistances végétales et animales dont pouvait disposer l’humanité civilisée, déduction faite, parmi les produits végétaux, de ce qui est nécessaire aux ensemencements, à la nourriture des animaux, aux productions industrielles, etc. Puis, ayant établi la ration moyenne qui reviendrait à chaque humain dans l’hypothèse d’un partage égal — en tenant compte des différences d’âge et de sexe — et après l’avoir confrontée avec celle qui est reconnue nécessaire dans une alimentation rationnelle, Giroud arrivait à cette conclusion que les hommes, dans le partage des produits, auraient une ration très insuffisante. Vingt années après, il recommençait le même travail pour une année de bonne production moyenne (1907) et le résultat fut identique. Il apparaît donc, selon les Malthusiens, quand on se réfère aux chiffres, qu’il y a, non pas surproduction alimentaire, mais infra-production, production déficitaire, insuffisance permanente de la ration moyenne générale par rapport à la population.

Au surplus, sans aller tant au fond de la question, et si étonnant que cela puisse paraître, les malthusiens montrent que la récolte française des céréales est à peu près la même en 1928 qu’en 1852, qu’elle est de beaucoup inférieure à la moyenne des années qui précèdent la guerre, que nous sommes loin des récoltes rêvées par Kropotkine et ses adeptes.

Et l’indigence alimentaire n’est pas la seule. Relativement aux capitaux, soutiennent les malthusiens, il y a surabondance d’individus, surpopulation ouvrière permanente, mais pression de la population totale sur la richesse sociale. On peut à ce point de vue soulever une série de problèmes concernant les satisfactions à donner aux foules.

Quel peut être, par exemple, et c’est une question de première importance pour les malthusiens, quel peut être le coût moyen de l’élevage de tous les enfants de la naissance à l’âge où ils deviennent producteurs capables, dix-huit ans si l’on veut ? Élevage sans luxe mais confortable, dans un logis clair, aéré, sain ? Aucune différence entre les enfants, bien entendu. Pas d’ « assistés ». Égalité au point de départ. Tous les jeunes mis à même de réaliser, dès la naissance, les promesses de leur personnalité. Instruction aussi complète que possible, quelle que soit la voie où leurs capacités les engage, dans des locaux vastes et bien pourvus. Quelque taux raisonnable que l’on prenne et pour quelque époque que soit fait le calcul, on constate, affirment les néo-malthusiens, que la pauvreté des nations ne permet, nulle part, l’élevage général convenable et l’éducation de tous les enfants.

On peut de même examiner, sous le rapport financier, et c’est ce que font les malthusiens, les réformes sociales envisagées chez nous ou à l’étranger par les partis politiques dits « avancés » ou par les bourgeois à tendances généreuses, celles qui concernent l’enseignement, par exemple, ou l’assistance, ou les retraites, ou l’aide aux familles nombreuses aux vieillards, et l’on sera étonné, à ne pas lésiner, de l’extrême pauvreté générale (que la suppression des budgets de la guerre et de la marine atténuerait à peine).

Voilà donc les malthusiens obligés de nier les droits constamment invoqués par les philanthropes, les politiciens et les militants sociaux les plus autorisés. Le droit au travail, à la protection, au repos, à l’instruction, à l’art, à l’amour, au pain, au logis, le droit de vivre sont, disent-ils, des droits virtuels. Matériellement, effectivement, l’exercice de ces droits dépend des conditions d’équilibre entre la population et les ressources sociales. C’est là une déduction rigoureuse d’un principe incontestable et de faits multipliés qui viennent l’appuyer. Lorsque la quantité des hommes excè-

de celle que les produits, le capital et le travail permettent de nourrir, vêtir, loger, instruire, tous les droits imaginables restent des droits imaginaires. Il ne peut y avoir, en pareil cas, pour chaque individu, que le droit de lutter, de tenter, par tous les moyens, d’accroître au détriment d’autrui sa part insuffisante. Le seul droit réel est alors celui du plus apte, du plus fort, du vainqueur. Jusqu’alors le « droit à la vie » fut un phantasme, une fantasmagorie. Il pourra cesser d’être chimérique lorsque l’étendue des besoins humains primordiaux n’excédera plus le montant des ressources sociales. La grande difficulté qui attend les révolutionnaires, la difficulté insurmontable que rencontrent actuellement les communistes de Russie, c’est de pourvoir de biens matériels une population beaucoup trop élevée par rapport aux produits distribuables. Que les anarchistes soient suivis, que l’autorité disparaisse, l’obstacle qui ramènera l’autorité c’est l’insuffisance de la part individuelle et la pauvreté générale insupportable et génératrice de désordres.

Le problème social tout entier se ramène donc, selon les malthusiens, à la question de savoir par lequel des obstacles préventifs doit être effectuée l’inévitable limitation de l’accroissement humain.

Pour Malthus, prêtre anglais, et pour ses disciples chrétiens, le seul moyen acceptable est le moral restraint, la restriction morale ( !), qui serait bien plutôt une restriction physique, l’union tardive, une espèce de chasteté prolongée de telle façon qu’entre l’époque du mariage pour la femme et l’âge de la ménopause, chaque famille ne puisse avoir que peu d’enfants.

Mais cette solution, pour avoir son plein effet économique, réclame l’absolue continence sexuelle de tous les humains jusqu’à l’âge de quarante ans au moins… Et Malthus lui-même restait sceptique quant à son efficacité : « J’ai dit, écrit-il, et je crois rigoureusement vrai, que notre devoir est de différer de nous marier jusqu’à l’époque où il nous sera possible de nourrir nos enfants, et qu’il est également de notre devoir de ne point nous livrer à des passions vicieuses (sic). Mais je n’ai dit nulle part que je m’attendais à voir l’un ou l’autre de ces devoirs exactement remplis ; bien moins encore l’un et l’autre à la fois ». L’orthodoxie malthusienne comporte donc un pessimisme profond. L’humanité ne peut sortir de son ornière de pauvreté, de misères, de luttes. Il n’y a rien à faire au fond. Vous aurez toujours des pauvres autour de vous, les guerres perdureront, les prolétaires s’offriront toujours à l’exploitation, les inégalités, les injustices sociales, sont inévitables… Il n’y a plus qu’à recourir à la charité chrétienne.

Mais viennent alors ceux qui, délaissant la résignation religieuse, veulent triompher des maux humains, ceux qui, repoussant la chasteté, veulent, avec le partage des biens matériels, celui des joies de l’amour. Ce sont les néo-malthusiens. Pour eux, l’amour est un besoin, chez l’homme et chez la femme. L’appétit sexuel doit être satisfait sous peine de souffrances, d’accidents pathologiques, de perversions. Les sécrétions internes des glandes sexuelles ont une profonde influence psychique et tout obstacle à l’instinct générateur, ainsi qu’à la dépression et à l’excitation mentale qui l’accompagnent est une cause irritante et puissante de désordres mentaux et nerveux. L’exercice régulier, la satisfaction normale, modérée, de l’appétit sexuel peuvent être même des remèdes aux affections des organes sexuels. Ce n’est pas que la continence absolue ne puisse, en aucun cas, être supportée, ni qu’il ne faille le régler dans une certaine mesure, et le contenir jusqu’à un certain âge et jusqu’à un certain point, mais il reste qu’elle ne peut être observée d’une façon complète sans dommage pour la santé physique intellectuelle et morale, et que tenter de l’imposer à tous pendant de longues années,