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1800

appartenait au domaine spirituel, sentimental, idéaliste. Ils méprisaient la beauté, l’esthétique, l’amour sentimental, l’art de s’habiller, de plaire, etc… Dans cet ordre d’idées, ils allèrent même jusqu’à renier totalement l’Art comme une manifestation de l’idéalisme. Leur grand idéologue, le brillant publiciste Pissareff (mort accidentellement en pleine jeunesse), lança, dans l’un de ses articles, son fameux exemple, affirmant qu’un simple cordonnier était infiniment plus à estimer et à admirer que Raphaël, car le premier produisait des objets matériels et utiles, tandis que les œuvres du second ne servaient à rien. Le même Pissareff s’acharnait, dans ses écrits, à détrôner, au point de vue matérialiste et utilitariste, le grand poète Pouchkine. — « La nature n’est pas un temple, mais un laboratoire, et l’homme y est pour travailler », disait le nihiliste Bazaroff dans le roman de Tourguénev. (En parlant d’une « guerre acharnée » livrée par les « nihilistes », il faut comprendre par là une « guerre » littéraire et verbale, pas plus. Car, comme déjà dit, le « nihilisme » borna son activité à la propagande de ses idées dans quelques revues et dans des cercles d’intellectuels. Cette propagande était déjà assez difficile, car il fallait compter avec la censure et la police tsaristes qui sévissaient contre les « hérésies étrangères » et contre toute pensée indépendante).

Mais la véritable hase du « nihilisme » fut une sorte d’individualisme spécifique. Surgi, tout d’abord, comme une réaction normale contre tout ce qui, en Russie surtout, écrasait la pensée libre et l’individu, son porteur, cet individualisme finit par renier, au nom d’une absolue liberté individuelle, toutes les contraintes, toutes les entraves, toutes les obligations, toutes les traditions imposées à l’homme par la famille, par la société, par les coutumes, les mœurs, les croyances, etc… Émancipation complète de l’individu, homme ou femme, de tout ce qui pourrait attenter à son indépendance ou à la liberté de sa pensée : telle fut l’idée fondamentale du « nihilisme ». Il défendait le droit sacré de l’individu à sa liberté entière, et l’intimité inviolable de son existence.

Le lecteur comprendra aisément pourquoi on qualifia ce courant d’idées de nihilisme. On voulait dire par là que les partisans de cette idéologie n’admettaient rien (nihil) de ce qui était naturel et sacré pour les autres (famille, société, religion, art. traditions, etc…) A la question qu’on posait à un tel homme : — Qu’admettez-vous, qu’approuvez-vous de tout ce qui vous entoure et du milieu qui prétend avoir le droit et même l’obligation d’exercer sur vous telle ou telle autre emprise ? — L’homme répondait : rien — « nihil ». Il était donc « nihiliste ».



En dépit de son caractère essentiellement personnel, philosophique et moral (n’oublions pas qu’il défendait la liberté individuelle, également, d’une façon abstraite, philosophique et morale, et non pas contre le despotisme politique ou social concret), le nihilisme, comme je l’ai déjà dit, prépara le terrain pour la lutte contre l’obstacle réel et immédiat, lutte pour l’émancipation politique et sociale.

Mais quant à lui-même, il n’entreprit pas cette lutte. Il ne posa même pas la question : que faire pour libérer, réellement, l’individu ? Il resta, jusqu’au bout, dans le domaine des discussions purement idéologiques et des réalisations purement morales. Cette autre question, — c’est-à-dire, le problème d’action réelle, d’une lutte pratique pour l’émancipation, — fut posée par la génération suivante, des années 1870-80. Ce fut alors que les premiers partis révolutionnaires et socialistes se formèrent en Russie. L’action réelle commença. Mais elle n’avait plus rien de commun avec le vieux « nihilisme »

d’autrefois. Et le mot lui-même resta, dans la langue russe, comme terme purement historique, trace d’un mouvement d’idées des années 1860-70.

Le fait qu’à l’étranger on a l’habitude de comprendre par « nihilisme » tout le mouvement révolutionnaire russe avant le bolchevisme, et qu’on y parle d’un « parti nihiliste », n’est qu’une erreur historique due à l’ignorance de la véritable histoire des mouvements révolutionnaires en Russie. — Voline.


NIVELEURS (les). On se tromperait fort si on s’imaginait qu’au lendemain de la révolution du 1648, Cromwell ne rencontra plus d’opposition. L’exécution de Charles Ier avait réduit les royalistes au silence ; mais une fois accompli ce régicide, le Protecteur se trouva aux prises avec une secte du nom de Levellers qui, sous la direction de John Lilburne, préconisait une république égalitaire. Cette secte comptait dans l’armée révolutionnaire de nombreux adhérents dont, en 1647, l’action au sein de l’armée avait dû être déjà réprimée. En août 1649, cette secte devint assez inquiétante pour que le général Fairfax jugent opportun de marcher contre certains d’entre eux établis à St. Margaret’s Hill et à St. George’s Hill où ils piochaient le sol et l’ensemençaient sans se préoccuper des propriétaires ni du loyer. Fairfax vit venir à sa rencontre deux niveleurs, Everard et Winstanley, ce dernier déjà connu de lui par sa propagande dans l’armée républicaine. Winstanley lui remit une « déclaration générale », suivie d’une « déclaration » plus générale encore où il démontrait « comme une équité indéniable que le commun peuple puisse piocher, cultiver, ensemencer le sol et vivre sur les biens communs sans les louer ou avoir à payer de loyer à qui que ce soit ».

Faut-il voir dans les Niveleurs une réapparition du mouvement anabaptiste, qui avait fait, un siècle auparavant, de nombreuses recrues en Angleterre ?

Toujours est-il que, dans cette déclaration plus générale, Winstanley demande si toutes les lois qui ne sont pas établies sur l’équité et la raison, et qui ne donnent pas une liberté égale à tous, et celles qui consacrent les privilèges des seigneurs et des propriétaires fonciers ne sont pas disparues en même temps que tombait la tête du roi. Suivent quelques apostrophes assez véhémentes lancées au clergé du temps qui, « contrairement à la parole divine, soutient l’iniquité », Comme on peut bien le penser, ces lettres eurent peu d.’effet sur Fairfax et Cromwell. « Quoi donc ! disait ce dernier, rééditant Luther ; mais le but des principes des niveleurs c’est de rendre le tenant l’égal de son landlord ! Par naissance, je suis un gentleman. Il faut tailler ces gens-là en pièces, sinon ce sont eux qui s’en chargeront. »

Winstanley écrivit une nouvelle épître à Cromwell, un chef-d’œuvre, où les grands problèmes sociaux sont discutés et résolus. En passant, Winstanley montre les causes de l’insuccès des révolutions. « Le peuple ne sait pas pourquoi il combat », dit-il. Puis il explique que la possession de la terre est le résultat de la « loi de la massue ». En dépit de son inexorable logique, Winstanley n’est pourtant ni marxiste, ni socialiste d’état, car il n’entend pas que le communisme soit imposé ; « que ceux qui n’en veulent pas continuent à acheter et à vendre, l’exemple les convaincra ».

Ces déclarations et la publication d’une brochure intitulée : Les vrais Niveleurs, dans laquelle il distinguait les « vrais » niveleurs ou communistes, des niveleurs politiques, lui valurent d’être jeté en prison à Kingston, en 1649. Il fut condamné, avec deux autres, à 10 livres sterling environ d’amendes et de frais. On ne possède guère d’autres détails sur Winstanley, qu’on présume avoir été bourgeois de Londres. En 1659 on le retrouve partant de Harrow-on-The-Hill en tournée de propagande ; il est arrêté à Nottingham ; puis on