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Cependant les néo-malthusiens insistent : « Est-il vrai, oui ou non, que les travailleurs s’ils étaient moins nombreux, obtiendraient des salaires plus élevés ? La loi de l’offre et de la demande ne règle-t-elle pas la valeur de la marchandise travail comme celle de toutes les autres ? » Les bas salaires, c’est-à-dire la misère, sont dus fondamentalement à la multiplication prolétarienne. Les maîtres de l’industrie, du commerce, de la finance n’ont qu’à profiter et profitent de l’hostilité fatale, des compétitions inévitables qui naissent spontanément entre travailleurs trop nombreux. Les grèves ne changent rien, du point de vue général, à cette situation. Elles sont à peu près inefficaces, inutiles et causent d’indicibles et vaines douleurs. Tous les remèdes préconisés par les socialistes, comme la limitation de la journée de travail, comme l’établissement d’un minimum de salaire, par exemple, ne sont valables que s’ils sont accompagnés par une réduction considérable du nombre des concurrents au travail. Nul ne saurait prétendre que les travailleurs se reproduisant plus rapidement que les places à occuper, il soit possible, après avoir limité, par exemple, à six heures la journée de labeur, on puisse par suite de l’accroissement du nombre des travailleurs la fixer ensuite à quatre, puis à deux, et ainsi de suite, jusqu’à cet aboutissement absurde de la réduire à rien, sous prétexte de partager le travail et d’en assurer à tous ceux qui naissent.

Là où il y a du travail pour deux, on ne peut faire qu’il y en ait pour trois, de façon que chacun des trois ait le même salaire que chacun des deux, sans que tous soient lésés. Un marché surchargé d’ouvriers et de forts salaires à chacun d’eux sont choses tout à fait incompatibles. Ce qui protègera le mieux la liberté de tous les travailleurs et les acheminera le mieux vers le socialisme, ou le communisme, ou l’anarchisme, c’est que les patrons aient besoin d’eux et soient contraints ainsi de partager avec eux les biens sociaux.

Quant au minimum de salaire, une fois fixé l’impossibilité de le maintenir serait bientôt reconnue, si aucun contrôle n’a lieu sur l’accroissement de la main-d’œuvre. Il faudrait bientôt, ou laisser en dehors de toute rétribution une partie de la population ou se résoudre à diminuer le salaire minimum…

Le syndicalisme est lui-même incapable, à moins de limiter le nombre des ouvriers à admettre dans chaque corps de métier, de relever, de maintenir même les salaires. Mais limiter le nombre des travailleurs dans chaque corporation, c’est laisser en dehors de toutes, les hommes en surnombre, c’est provoquer le chômage, c’est refuser d’admettre au festin ceux qui pourraient en détruire l’harmonie. Le syndicalisme n’a supprimé le chômage nulle part et si, en France, il y a moins de chômeurs que partout ailleurs cela est dû principalement, on pourrait dire uniquement, à la diminution des naissances. Cependant l’action syndicaliste peut avoir pour conséquence d’amener les travailleurs à remarquer qu’en définitive l’amélioration de leur condition est liée à la réduction de leur nombre, à leur ouvrir les yeux sur la valeur de la question malthusienne et néo-malthusienne.

Bien entendu les néo-malthusiens reconnaissent que la question de population, celle de la restriction des naissances sont urgentes pour toutes les contrées. Il est évident que si, dans un pays qui limite sa population l’importation de la main-d’œuvre des pays prolifiques est favorisée ou tolérée les travailleurs perdent les avantages qu’ils devraient tirer de leur prudence. Pour avoir son plein effet le néo-malthusianisme doit être international, universel.

Bien des socialistes et des anarchistes font cette objection que l’aisance, la vie moins étroite, procurée par la diminution de la main-d’œuvre, inocule aux indivi-

dus le « virus bourgeois », rend les salariés égoïstes, en fait des conservateurs incapables de secouer le joug et de conquérir les moyens de production. Pour gagner le paradis social il faut des révolutionnaires croupissants dans la misère, recuits dans l’ordure, la crasse et l’ignorance.

Faudrait-il donc, en conséquence, pour avancer le bouleversement régénérateur, s’unir aux capitalistes, adapter plus fortement les ouvriers à la détresse, accroître leur malheur, exacerber leur désespoir ? Et ne serait-ce pas se leurrer sur la portée des sacrifices ainsi imposés aux travailleurs ? Car les esprits émancipés, les hommes conscients et énergiques, les révolutionnaires au sens vrai du mot — au sens d’hommes agissant pour provoquer un chargement progressif et rapide, sans indication nécessaire de la violence — ne se rencontrent que rarement dans les milieux misérables. Abruties, broyées, émasculées, les foules peuvent faire des jacqueries, provoquer des commotions temporaires, mais sont incapables d’apporter une modification générale, profonde, durable, décisive à leur situation. Il n’y a rien à tirer des résignés et des brutaux. La valeur d’une révolution est subordonnée au degré d’évolution des individus. Le plus souvent les minorités qui la régissent se trouvent, au lendemain de leur triomphe, en face de difficultés telles que la dictature et la tyrannie deviennent fatales pour maintenir les appétits et mâter la populace. L’ignorance et la misère ne sont pas révolutionnaires. Un monde nouveau ne peut sortir que de l’aisance répandue, de l’instruction généralisée. Et le néo-malthusianisme pratique favorise par la hausse du salaire et l’accroissement des loisirs, le perfectionnement des qualités individuelles, l’adoucissement des mœurs. Des salariés bien payés, ayant peu d’enfants, en mesure de les soigner, nourrir, vêtir, loger convenablement, de prolonger leur instruction, de parfaire leur éducation, prépareront des générations qui sauront réduire à sa juste valeur la théorie de la dépendance et de la protection. La procréation raisonnée civilise, augmente les chances d’installation d’une société nouvelle où seront satisfaits les besoins primordiaux et les aspirations de chacun.

Quant à l’effort pacifiste des socialistes ou des anarchistes, les néo-malthusiens vont jusqu’à soutenir cette espèce de paradoxe que l’union des peuples réalisée, les États-Unis du monde instaurés, le problème de la paix n’est pas à tout jamais résolu. Il reste en effet « l’énigme du sphinx, comme disait Huxley, la question auprès de laquelle toutes les autres disparaissent », il reste à conjurer la difficulté biologique et sociologique de l’accroissement de la population. Menace permanente et indépendante de l’union des États ! Abolissez le militarisme, désarmez tous les peuples, vous n’aurez fait, en négligeant et en méprisant le principe de population qu’une avancée temporaire dans la voie de la paix. Si, supprimant le frein guerre, vous négligez le frein limitation des naissances, c’est le frein misère qui sévira avec une force accrue. Et la misère ramène à la guerre. De la multiplication irraisonnée renaîtront insensiblement l’existence difficile, le travail excessif, la nourriture insuffisante, l’hostilité, la lutte entre individus, les rivalités, les conflits, la répression, la police, la brutalité, l’armée, la guerre. Les tueries guerrières ne sont au fond que des crises de la concurrence exacerbée.

Quand l’on vise à donner aux hommes la plus grande somme de liberté et tout le bonheur possible, il ne faut pas trop les serrer. La réglementation, la sujétion, la contrainte, sont dans une grande mesure fonction du nombre. Les coutumes, les législations, les conditions de la vie sont d’autant plus mesquines, d’autant plus étroites d’autant plus strictes et limitatives que les populations sont plus pressées. Toutes aisances égales d’ailleurs, le nombre force à la discipline, tend à opprimer