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OBS
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plusieurs éclairements d’après des sensations lumineuses dépourvues de précision. Baromètres, hygromètres, manomètres, galvanomètres, etc., nous avertissent de phénomènes, dont les variations, d’ordinaire, ne sont pas perçues par nous directement. Enfin, des appareils enregistreurs, sur lesquels les faits s’inscrivent d’eux-mêmes, permettent de supprimer l’observateur : pneumographe, sphygmographe, myographe, thermomètres à maxima et à minima, météorographe rentrent dans cette catégorie. Avec eux se trouvent éliminées les causes d’erreurs provenant et de l’organisme et de la mentalité de l’investigateur. Ils enregistrent parfois simultanément un grand nombre de faits, renseignent avec une exactitude minutieuse sur leur moment et leur durée, révèlent des phénomènes que nos sens ne pouvaient constater. Les variations de qualité sont ainsi traduites par des variations quantitatives correspondantes ; l’élément personnel et subjectif disparaît ; mesure et précision numérique deviennent l’âme de la science expérimentale. Parti des données sensibles, l’observateur aboutit à des chiffres qui rendent possible la traduction des lois du monde réel en formules mathématiques. La complexité des phénomènes rend la tâche particulièrement difficile en biologie, en psychologie, en sociologie ; mais les preuves abondent qui démontrent que, dans ce domaine, le déterminisme règne avec autant de rigueur qu’en physique ou en chimie. Et la systématisation mathématique gagne, aujourd’hui, les cantons du savoir qui semblaient lui être à jamais interdits.

Contre ces procédés de l’observation scientifique, Bergson et ses disciples, Edouard Le Roy en particulier, ont protesté bruyamment. Pour eux, la science positive résulte seulement de conventions ; lois et faits ne sont que d’artificielles créations de l’intelligence. « Ce qu’on appelle ordinairement un fait, écrit Bergson, ce n’est pas la réalité telle qu’elle apparaît à une intuition immédiate, mais une adaptation du réel aux intérêts de la pratique et aux exigences de la vie sociale. » Ce sont nos besoins pratiques qui, braqués sur la réalité sensible comme autant de faisceaux lumineux, y dessinent des corps distincts : « Les contours distincts que nous attribuons à un objet, déclare le philosophe, et qui lui confèrent son individualité, ne sont que le dessin d’un certain genre d’influence que nous pourrions exercer en un certain point de l’espace : c’est le plan de nos actions éventuelles qui est renvoyé à nos yeux, comme un miroir, quand nous apercevons les surfaces et les arêtes des choses. Supprimez cette action et, par conséquent, les grandes routes qu’elle se fraye d’avance par la perception, dans l’enchevêtrement du réel, l’individualité du corps se résorbe dans l’universelle interaction qui est sans doute la réalité même. » En d’autres termes : « Les corps bruts sont taillés dans l’étoffe de la nature par une perception dont les ciseaux suivent, en quelque sorte, le pointillé des lignes sur lesquelles l’action passerait. » De plus, nos perceptions sont exprimées en langage intelligible, afin d’être transmises aux autres hommes, socialisées en quelque sorte ; et, sur les méfaits du langage, Bergson est intarissable. Ses procédés d’analyse véhiculent sourdement tous les postulats de l’action pratique ; il trahit paraît-il plus qu’il ne traduit. Les flux réels, les profondeurs dynamiques ne l’arrêtent pas, il s’intéresse uniquement aux affleurements superficiels, qu’il solidifie grâce à des termes comparables à des pieux enfoncés dans un terrain mouvant. Fidèle à la pensée de son maître, Edouard Le Roy ira jusqu’à dire que le savant crée de toutes pièces, sinon le fait brut, du moins le fait scientifique. Qu’il s’agisse d’une éclipse par exemple, le fait brut se réduit à un jeu d’ombre et de lumière, mais l’astronome suppose l’existence et d’une horloge et de la loi de Newton. Alors que l’ignorant déclare seulement : « il fait noir », l’astronome affirme : « l’éclipse

a lieu à telle heure », et encore « l’éclipse a lieu à l’heure que l’on déduit des tables construites d’après les lois de Newton ». Il expliquera enfin que l’éclipse résulte de la rotation de la terre autour du soleil, etc. Or, ce faisant, dit Le Roy, l’astronome trahit le réel et crée le fait scientifique de façon arbitraire. Ce qui ne saurait surprendre car la science « ne cherche que ce qui se répète, ce qu’on peut compter. Partout, quand elle théorise, elle tend à l’établissement de relations statiques entre unités composantes formant une multiplicité homogène et discontinue. Son outillage même l’y incline. Les appareils de laboratoire ne saisissent, en effet, que des alignements, des coïncidences, en un mot des états, non des passages : même dans le cas d’apparence contraire, par exemple quand on détermine un poids en observant les oscillations d’une balance et non plus son repos, c’est à une périodicité, à une symétrie qu’on s’intéresse, donc à quelque chose qui est de la nature d’un équilibre encore, d’une immobilité. La raison en est que la science, comme le sens commun, bien que d’une manière un peu différente, ne vise en définitive qu’à obtenir des résultats achevés et maniables. » Mais, a-t-on répondu, parce que les faits de la vie quotidienne sont exprimés en langage ordinaire, s’ensuit-il que ce dernier les crée véritablement ? Personne n’oserait le prétendre ; les faits de la vie courante sont exprimés dans une langue plus ou moins claire, ils ne sont pas l’œuvre des grammairiens. Le savant crée un langage commode pour la traduction des données sensibles, voilà le seul reproche, si c’en est un, que Le Roy puisse lui adresser. De ce que le concept, l’idée exprimée par le terme, s’avère moins riche en détails que la réalité correspondante, il semble singulièrement exagéré de conclure qu’il est dépourvu de toute valeur. Nul peintre ne saurait faire un portrait tout à fait ressemblant ; il n’en résulte pas qu’une belle peinture ne puisse jamais fournir de renseignements sur le modèle. En disséquant un animal, le zoologiste l’altère et se condamne à n’en pas tout connaître. « Mais, remarque Henri Poincaré, en ne le disséquant pas, il se condamne à n’en jamais rien connaître et, par conséquent, à n’en jamais rien dire. » Quant à l’anti-intellectualisme de Bergson, à ses critiques du raisonnement discursif et à l’intuition spéciale qu’il prône, nous avons déjà dit ce que nous en pensons (voir Intuition). Si le bergsonisme a connu la grande vogue, c’est que beaucoup comptaient sur lui pour renouveler l’apologétique chrétienne et maintenir les croyances religieuses, si favorables aux prétentions des possédants. Par contre, ces beaux discours n’obtinrent des chercheurs consciencieux que le sourire qu’ils méritaient. Des remarques piquantes, très peu de vérités, voilà ce qui reste aujourd’hui de l’effort déployé par l’anti-intellectualisme pour ruiner le crédit de la science et de la raison. Sur la base inébranlable de l’observation précise, contrôlée, impersonnelle, et grâce à des mesures de plus en plus rigoureuses, l’édifice de nos connaissances positives s’élève méthodiquement. Mais, comme il est normal, les procédés d’investigation varient selon la nature particulière des phénomènes étudiés. L’astronome et le microbiologiste n’usent pas des mêmes instruments ; le sociologue n’a pas besoin de cornues, et l’introspection, indispensable au psychologue, est sans utilité pour le physicien. Méthodes ou appareils, employés par l’observateur dans les diverses branches du savoir, font d’ailleurs l’objet de progressives améliorations. — L. Barbedette.

OBSERVATION. I. — Pourquoi il faut faire observer les enfants. — Rousseau dit : « Nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n’est pas nous apprendre à raisonner ; c’est nous apprendre à nous servir de la raison d’autrui, c’est nous apprendre à beaucoup croire et à ne jamais rien savoir. » Sans observation, on peut