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OBS
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acquérir des mots, on ne peut pas acquérir des idées. « Qu’est-ce que transmettre une idée à quelqu’un ? demandait Delon. C’est faire en sorte qu’il arrive à se former une idée semblable à celle qui est dans l’esprit du parleur… Vous voulez donner à votre voisin la notion d’un objet qui lui est inconnu ; vous énoncez successivement les divers attributs, rapports, caractères essentiels de l’objet. À mesure que vous les appelez par les mots qui les désignent, les idées correspondantes se présentent à la pensée de votre auditeur. Avec ces traits rassemblés, il se construit, lui, dans son esprit, une image conforme à son modèle, celle qui est dans le vôtre. » Mais imaginons que ce voisin soit aveugle de naissance, tous les mots rappelant des sensations visuelles que vous pourrez employer seront impuissants à éveiller dans son esprit les images ou les idées correspondantes. À votre travail d’analyse ne correspondra pas un travail parfait de synthèse, car votre auditeur ne possède pas tous les matériaux de son travail de synthèse. Il se fera une idée incomplète et si les matériaux manquants étaient essentiels ou primordiaux, la synthèse serait impossible, nulle idée d’ensemble ne pourrait se former dans son esprit. « Toute idée simple, absolument simple et première, est en soi incommunicable et, par suite, ne peut procéder que de l’observation. » Ce n’est qu’en observant ou faisant observer que vous pouvez acquérir ou faire acquérir les idées simples qui sont les fondations des idées plus complètes, acquises par association d’idées, comparaisons, etc…

Les livres sont pour nous des parleurs, dont nous sommes les auditeurs. Eux aussi sont incapables de nous communiquer des idées simples et de nous permettre de nous former des idées composées dont nous ne posséderions pas les éléments.

« La mémoire verbale de l’enfant est grande. Elle lui permet d’enregistrer très aisément des mots, des nomenclatures et des définitions, alors même que ces formules ne correspondent à aucune idée. » (Demoor et Jouckheere.) Le pis n’est pas cependant l’absence d’idées, mais que les mots et les phrases entendus et répétés cachent à l’ignorant son absence de savoir. Ainsi des hommes qui ne se résignent pas à ignorer l’origine du monde déclarent : « C’est Dieu qui a créé le ciel et la terre ». Un mot qui masque leur ignorance et qui n’explique rien du tout constitue une explication suffisante pour les croyants.

L’observation est l’ennemie de la croyance et des préjugés aussi bien sociaux que religieux. L’individu qui observe les changements survenus ne peut plus dire : « Ceci a toujours été et sera toujours », et ainsi s’écroulent peu à peu les dogmes politiques, sociaux ou religieux qui, mieux que des soldats ou des gendarmes, sont les chaînes de l’humanité.

II. — Comment il faut faire observer les enfants. — Être convaincu des mérites de l’observation ne suffit pas. Il faut d’abord être soi-même observateur. J’ai sous la main un ouvrage récent (publié en 1926), au titre prometteur : « Les Sciences par l’Observation et l’Expérience ». Il a pour auteurs un agrégé des sciences physiques et un Directeur d’École Normale. Or, parmi les indications d’observations et d’expériences que donnent ces auteurs, je lis : « Toutes les variétés de rosiers sont dérivées de l’églantier. Elles ont de nombreux pétales et elles n’ont pas d’étamines. Les étamines sont transformées en pétales… Les rosiers ne donnent pas de graines en général. S’ils en donnent, leurs graines reproduisent des églantiers… » Or, non seulement ces auteurs se trompent en affirmant que nos rosiers sont dérivés de l’églantier, mais encore ils n’ont pas observé. D’abord, il est excessivement rare de trouver des roses qui n’ont pas d’étamines. Toutes nos plus belles roses actuelles (Fran Karl Druscki ou Reine des Neiges, Mme Herriot, Caroline Testout, Général Mac

Arthur, Snir de Georges Pernet, etc…) en ont, au contraire, un grand nombre. Ensuite, presque tous ces rosiers sont fertiles. Enfin, si nos deux auteurs avaient observé, ils n’auraient pas manqué de signaler que, bien souvent, on voit dans les roses des étamines imparfaitement transformées en pétales. Ajoutons, pour finir, qu’ils n’ont pas davantage expérimenté : les graines de rosiers donnent des rosiers et non des églantiers. Si je dis encore que cet ouvrage est loin d’être le plus mauvais, j’aurai suffisamment prouvé, je pense, qu’on ne peut former des observateurs si on n’est pas observateur soi-même.

Il ne faut pas non plus vouloir faire observer les enfants à la façon des savants ou des artistes.

Alors que le savant, recherchant la vérité, s’efforce avant tout d’être clair, exact, concis, précis, et donne à son travail le plus d’objectivité possible, l’artiste : peintre, sculpteur, littérateur, est personnel, subjectif. Le savant veut nous faire comprendre, l’artiste s’efforce de nous faire sentir.

Chez nos enfants, comme chez les primitifs, on retrouve bien ces tendances contraires, mais elles ne sont pas encore différenciées ; aussi, nos exercices d’observation devront-ils être, en même temps qu’une première initiation scientifique, une première initiation artistique, par le langage, le dessin, etc… Ce que le jeune enfant observe il doit l’exprimer : l’expression doit toujours accompagner l’observation. On a, dans nos écoles, le tort de vouloir séparer trop tôt les exercices d’observation, les leçons de choses comme on dit, des exercices de langage.

À un autre égard, on ne saurait comparer l’observation du savant à celle des jeunes enfants. Chez le premier, l’habitude d’observer est devenue un besoin, une seconde nature ; l’observation peut être bien souvent désintéressée et appliquée à quelques détails seulement. Chez l’enfant, l’observation naturelle, non provoquée, naît d’une curiosité, d’un problème, et s’attache à l’ensemble bien plus qu’aux détails. Les instituteurs se préoccupent trop du sujet des observations et pas assez de l’intérêt de l’enfant. Il y a des détails sans intérêt, sans valeur, et en voulant tout faire observer, on rend l’observation fastidieuse. Il faut faire appel aux intérêts et à l’affectivité de l’enfant. « La maîtresse n’a pas dit, écrit le grand pédagogue hollandais Jan Ligthart : « Ceci est le tronc », mais : « Tiens, Pierre, pourras-tu grimper sur ce tronc ? » On ne voit réellement les choses que par l’intérêt, et alors, on les voit non seulement des yeux mais aussi du cœur. » Si je suis victime d’une panne de bicyclette, je ne perdrai pas mon temps à observer toutes les parties de ma machine, j’observerai pour résoudre un problème, pour chercher la cause de la panne ; pourquoi vouloir que les enfants observent sans raison ? L’art de faire observer n’est pas celui d’amuser les enfants par un habile bavardage ; mais il est dans la recherche des moyens de transformer les sujets d’observation en problèmes. Dans la bordure de notre cour d’école, se trouvent des rosiers dont les fleurs aux couleurs brillantes ou nuancées attirent l’attention des élèves à qui nous disons un jour : « Nous pouvons tenter d’obtenir, nous aussi, de nouvelles variétés de rosiers. » Ce problème nécessite l’étude de la fécondation artificielle à laquelle nous procédons un beau matin. L’intérêt des élèves est ainsi tenu en éveil par l’opération elle-même, et cet intérêt pour l’opération se change en un intérêt pour tout ce qui touche à cette opération. Ainsi, nous pouvons leur faire observer sans ennui les différentes parties de la fleur. En ce faisant, nous prenons le contre-pied de ce qu’on fait d’ordinaire. En effet, si l’on consulte les ouvrages scolaires, on peut constater qu’on étudie d’ordinaire les sciences, puis leurs applications à l’agriculture, l’hygiène, etc…, alors que nous voulons que ces applications pratiques nous fournissent des