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d’habitants, c’est-à-dire d’une population supérieure à celle qu’avait la Roumanie en 1921. Les morts de la guerre sont remplacés. On peut recommencer. Il ne faut pas s’étonner des difficultés que rencontrent toutes les nations d’Europe pour se nourrir. Aucune ne peut vivre sur son territoire. Et les États-Unis et le Canada, l’Argentine et les pays importateurs, dont la population augmente, ont des difficultés de plus en plus grandes pour ravitailler l’Europe. Il ne faut pas s’étonner davantage de la tendance marquée de tous les pays à revendiquer des débouchés pour leurs produits, des colonies pour leur ravitaillement et leur émigration. M. Mussolini réclame hautement, et cyniquement ce que chaque gouvernement cherche plus ou moins hypocritement à obtenir : de la place, de la nourriture, des débouchés… pour une population débordante et difficile à ravitailler.

Il n’y a donc dépopulation ni en France, ni en Europe. Il y a partout surpopulation.

Si, disent les malthusiens, la natalité baissait à tel point qu’il se produise une diminution vraie de la population, ce ne serait pas au fond une dépopulation, mais, pendant une période assez longue, une désurpopulation, établissant un heureux équilibre entre la population et la production agricole, avantageux pour les exploités, favorable à l’instauration d’un régime nouveau, créant égalité de forces entre possédants et dépossédés, entre exploiteurs et exploités, préparant une morale sociale nouvelle, une révolution sociale par une rapide évolution sociale.

Les chances semblent, malheureusement plus grandes pour que cette diminution de la population se produise tout autrement, c’est-à-dire par la dévastation et le massacre. Car la guerre est aussi, selon les malthusiens, un des produits de la concurrence entre nations surpeuplées, comme la misère est la conséquence de la concurrence entre travailleurs trop nombreux.

Il faudrait examiner aussi un des arguments des surpeupleurs officieux ou officiels qui est que la haute natalité et l’accroissement de la population d’un pays marquent sa supériorité. A quoi les néo-malthusiens répondent qu’une nation est supérieure à une autre quand la vie moyenne de ses habitants est plus élevée, quand le nombre de ses adultes producteurs est proportionnellement plus considérable, quand le célibat, la mortalité infantile, la prostitution y sévissent moins, quand l’émigration y est rare.

Il nous entraînerait trop loin de discuter les unes ou les autres de ces assertions et de les appuyer des statistiques, d’ailleurs rares ou partielles ou frelatées, d’après guerre. Celles qui ont été publiées avant la guerre par G. Hardy dans son ouvrage sur la question de population tendent à démontrer que les nations à natalité réduite sont loin d’être des nations inférieures, et que, en ce qui concerne la France, les départements à basse natalité, présentent des conditions matérielles et intellectuelles supérieures à celles des départements à forte natalité.

La théorie malthusienne et même, tant qu’il s’est agi de recommander soit le mariage tardif, soit la chasteté dans le mariage a eu, comme défenseurs, les économistes les plus renommés de tous les pays et notamment, en France, J.-B. Say, Sismondi, Ricardo Rossi Destutt de Tracy, du Puynode, etc. Elle fut même pratiquement patronnée par des personnages officieux, M. Ch. Dunoyer, par exemple, membre de l’Institut et préfet de la Somme, n’hésita pas à recommander à ses administrés de « mettre un soin extrême à éviter de rendre leur mariage plus prolifique que leur industrie ».

Mais, dès qu’apparurent les moyens néo-malthusiens, les économistes cessèrent de patronner ouvertement la théorie malthusienne, et, tout en la considérant en général comme parfaitement exacte, n’en firent plus, officiellement, si l’on peut dire, la base de leurs arguments

contre les systèmes sociaux qui menaçaient la propriété, la religion, la famille et la patrie. Ils s’aperçurent que le néo-malthusisme comportait pratiquement plus de danger pour les privilégiés que les théories sociales les plus révolutionnaires. Il y eut cependant des exceptions et un membre de l’Institut Joseph Garnier, tout en rejetant les vues socialistes ou communistes, se déclara nettement néo-malthusien.

Il n’en reste pas moins que le néo-malthusianisme a été, dès son apparition, combattu, dénoncé par une copieuse littérature cléricale, républicaine, socialiste, anarchiste, etc., et qu’il l’est encore. Les gouvernements surtout ont tous agi contre lui. En France, mille moyens ont été examinés et employés pour entraver la « dépopulation » et le néo-malthusisme. Des commissions ont été nommées, des enquêtes poursuivies, des sociétés créées ayant pour but le relèvement de la natalité. Impôts sur les célibataires, sur les successions, primes aux naissances, secours aux familles nombreuses, faveurs aux procréateurs, répartition de terres, charités etc., mille combinaisons ont été établies, mises en œuvre, soutenues par l’État pour atteindre le but.

En face de cette action s’est affirmée la propagande néo-malthusienne dont j’esquisserai ici l’histoire en insistant sur le mouvement français.

Peu après l’Essai de Malthus, les démocrates anglais admettaient déjà les moyens artificiels rejetés par l’économiste. En 1811, James Mill, dans l’article « Colony », du Supplément de l’Encyclopédie britannique, disait déjà nettement que la grande question pratique consistait à trouver les moyens de limiter le nombre des naissances dans le mariage. Ces moyens, disait-il, « ne doivent être considérés ni comme douteux, ni comme difficiles à appliquer ».

En 1822, Francès Place, préconisait comme remède à la misère, les moyens de préservation sexuelle. Robert Owen, l’illustre fondateur de la colonie de New-Lanark, puis Richard Carlile (1825), Robert Dale Owen (1832), l’Américain Charles Knwolton (1833) publièrent des ouvrages nettement néo-malthusiens qui leur valurent des poursuites parce qu’ils indiquaient les moyens anticonceptionnels. John Stuart Mill apportait, en 1848, dans ses Principes d’Economie politique une approbation tacite à la diffusion des procédés de limitation des naissances. Enfin, en 1854, paraissait, à Londres, un ouvrage dont l’influence fut immense sur la propagation des théories et pratiques néo-malthusiennes : Elements of Social Science or Physical, sexual and Natural Religion. L’auteur gardait l’anonymat. C’était le Dr Drysdale (1827-1904).

A la suite de circonstances qu’il serait trop long d’évoquer, Charles Bradlaugh, chef du parti ultra-radical en Angleterre, rédacteur en chef du National Reformer et Annie Besant, provoquèrent volontairement un procès en distribuant ouvertement un opuscule contenant des indications pratiques et interdit par la loi. Ils comparurent en juin 1877 et leur procès dura trois jours. Annie Besant et Bradlaugh se défendirent avec éloquence. Leur discours émurent le jury qui pourtant rendit un verdict énigmatique ainsi libellé : « A l’unanimité, nous croyons que le livre en question a pour but de dépraver la morale publique ; mais en même temps nous exonérons entièrement les défendeurs de tout motif corrompu dans la publication de ce livre ».

Bradlaugh et Mme Besant ayant déclaré qu’ils continueraient à répandre ce livre quelle que soit la peine qu’on leur infligerait, furent condamnés à l’amende et à la prison. Une cour supérieure annula le jugement. Les poursuites ne furent pas renouvelées.

A la suite de ce procès retentissant, une ligue (The Malthusian League) fut fondée à Londres en juillet 1877, dont le but était de faire de l’agitation pour l’abolition de toutes les pénalités applicables à la discussion publique de la question de population, et d’obtenir une défi-