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OLI
1842

vernement de tous par chacun, démocratie ; gouvernement de chacun par chacun, an-archie. C’est tenir assez peu de compte du développement historique. Il faut dire que Proudhon n’omet pas de signaler que les formes simples n’ont jamais été mises en pratique. « La guerre et l’inégalité des fortunes ayant été dès l’origine la condition des peuples, la société se divise naturellement en un certain nombre de classes… Peu à peu, toutes ces classes se réduisent à deux : une supérieure, Aristocratie, Bourgeoisie ou Patriciat ; et une inférieure : Plèbe ou prolétariat, entre lesquelles flotte la Royauté, organe du pouvoir, expression de l’Autorité. » En fait, la Royauté penche du côté où réside la puissance. La différence entre les régimes monarchiques et aristocratiques se manifeste uniquement dans l’organisation intérieure du groupe oligarchique.

En est-il autrement de nos jours, en régime prétendu républicain ? Nullement. Nous sommes en présence d’une oligarchie à deux échelons. Une classe de plus en plus restreinte qui dispose de la fortune et, par suite, de la puissance réelle, imprime à la société, aussi bien politiquement qu’économiquement, sa direction ; un pouvoir législatif et exécutif subordonné, qui se constitue lui-même en clan professionnel, équipes ministérielles interchangeables, représentants élus, trouvent dans la carrière politique leurs moyens d’existence et se transmettent la fonction, parfois par héritage, parfois par cooptation, avec l’assentiment d’une clientèle constituée en comité électoral. Tous justifient leur usurpation en se targuant d’être membres d’une élite, car c’est là le masque dont se couvre aujourd’hui l’oligarchie.

Le débat porte sur le recrutement de cette élite. Sera-t-elle choisie en raison de ses succès industriels et financiers : civilisation quantitative, matérialiste, issue de la Réforme, civilisation américaine, juive ou puritaine ? Sera-t-elle d’essence spiritualiste : civilisation méditerranéenne, de naissance, traditionnelle, catholique, esthétique, qualitative ? « L’homme, disait Renan, n’est pas ici-bas seulement pour être heureux, il n’y est même pas pour être simplement honnête. Il y est pour réaliser ces formes supérieures de la vie qui sont le grand art et la culture désintéressée. » Nous partagerions volontiers cet avis s’il s’agissait d’une culture généralisée, accessible à tous. Mais Renan était foncièrement aristocrate. L’élite que l’on nous propose en invoquant son autorité (Rougier) est, en définitive une oligarchie.



Lorsqu’une institution a un caractère aussi général que l’oligarchie, il importe, non pas de la justifier, mais de l’expliquer. Exposer sa raison d’être dans le passé, c’est, du reste, souvent le moyen de montrer en quoi elle ne convient plus au présent. Une structure sociale oligarchique a-t-elle été nécessaire à une époque de l’humanité ? Fatalisme et nécessité sont des conceptions dépourvues de bases scientifiques. Mais notre esprit n’est satisfait qu’autant que nous parvenons à établir un lien logique entre les événements passés. Voyons donc comment l’exercice du pouvoir par le petit nombre, avec les avantages matériels et les satisfactions passionnelles qu’il procure à ceux qui le détiennent, a pu bénéficier à l’ensemble de la société et avoir sa raison d’être.

Considérons l’homme primitif, inférieur en force aux animaux auxquels il doit disputer sa subsistance, plus qu’eux démuni de protection contre les agents naturels, intelligent, certes, mais privé de l’expérience et des matériaux grâce auxquels ses facultés acquerront leur pleine valeur, rassemblé en hordes inquiètes et errantes. Le progrès qu’il pouvait réaliser au cours de son existence était insignifiant, l’accroissement de son bien-être infiniment petit et, si quelque hasard favorable

améliorait parfois sa situation, le soulagement était si rare et si fugace, qu’il pouvait à peine être ressenti et apparaître comme la conséquence d’un effort.

Il est, en effet, une notion capitale en psycho-physiologie : celle du seuil de la sensation. Pour qu’une excitation portant sur l’un de nos sens soit perçue, il faut qu’elle soit supérieure à une certaine valeur, ou seuil, et qu’elle atteigne une certaine durée minima. Une amélioration infime, ou trop lente, ou trop passagère des conditions de vie ne pouvait être ressentie et restait impuissante à provoquer un élan vers le mieux-être. Les périodes chelléenne et acheuléenne de la préhistoire, où l’outillage change si peu, comprennent ensemble plus du tiers du temps accordé aux périodes ultérieures.

Qu’au contraire, grâce au prestige de l’âge, de l’expérience, du succès dans les combats, d’une prévalence dans les assauts d’offrandes entre phratries, un ou quelques individus puissent concentrer et garder entre leurs mains les infimes bénéfices du travail de la masse, ces avantages cumulés deviennent suffisants pour être appréciés, et de plus en plus désirés. A son tour celui qui en jouit devient, en vertu de la tendance à l’imitation, un sujet d’envie ; un même désir s’éveille chez tous. Le progrès est amorcé. Les premières peintures et gravures souterraines ou rupestres témoignent d’une différenciation sociale et coïncident avec l’accélération du développement de l’art et de l’industrie. Toutefois le progrès eût aussitôt trouvé sa limite si les différences initiales ne s’étaient multipliées et compliquées.

On a constaté que la sensation croissait infiniment moins vite que l’excitation (loi de Weber Fechner) et aussi qu’une excitation trop intense ou trop brusque provoquait l’affolement de l’organisme. Ici, c’est d’une sensation différentielle qu’il s’agit. Un potentat isolé dans son privilège, trop vite porté au-dessus du niveau commun est pris de vertige et d’extravagance ; séparé de la foule par un abîme, il ressentira bientôt la satiété ; ceux qu’il domine de trop haut, opprimés et rabaissés à l’excès, reculent de leur côté devant l’effort. La création d’intermédiaires, de courtisans, de subalternes hiérarchisés, divisant la hauteur en paliers, sensibles à celui qui est au sommet, moins inaccessibles à ceux qui sont dans les bas fonds, est un moyen qui s’offre pour éviter la stagnation. C’est ce qui se produit sous tous les régimes, patriarcat (privilège des aînés), féodalité aussi bien que royauté ; l’accessibilité à une série d’emplois de mieux en mieux rémunérés, de plus en plus honorifiques est un des principes de nos démocraties. (Le recours au sort eût été sans efficacité pour le progrès.) Toutefois l’expérience montre que ceux qui ont accédé à un échelon ont tendance à faire de leur situation un monopole, à en trafiquer même. Une société trop strictement hiérarchisée tend, à son tour, à s’immobiliser. Le fait se constate même dans le monde moderne où, pourtant, les causes de variations sont si multiples et si intenses. M. R. Louzon a constaté qu’à l’initiative, à la recherche du risque qui caractérisait la production capitaliste, se substitue peu à peu l’aspiration à la rente industrielle ; les classes, au lieu de poursuivre leur évolution, veulent se transformer en castes immuables. Les élites de toute nature, manufacturières, commerciales, savantes, ouvrières même, dans certains pays, s’acheminent vers le mandarinat, vers l’oligarchie graduée. L’élite va-t-elle donc faillir à son rôle d’animatrice du progrès ? Oui, sans doute, si elle ne se transforme pas en même temps que la nature humaine qui s’est enrichie de nouvelles facultés.

Tout en formant un système étroitement coordonné, l’homme physique et intellectuel n’est pas un tout homogène, mais un composé de caractères nombreux et distincts. Les physiologistes (Brachet, etc.) ont noté que de l’ensemble de ses facultés virtuelles, la plupart restaient latentes, que seules entraient en action celles dont le milieu favorisait l’essor. Tant que le milieu