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ONT
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rait contredire le dogme, puisqu’ils portent sur des réalités différentes.

N’en déplaise à Kant et aux positivistes, nos successeurs pourront répondre avec certitude aux problèmes posés par les métaphysiciens. Nous-mêmes pouvons déjà dire ce qu’est la matière, comment elle se génère, et comment elle s’évanouit, pour renaître éternellement. D’où venons-nous, où allons-nous, quelle est l’origine des mondes et quelle fin les attend ? A cela nous répondons de façon satisfaisante, sans recourir à un créateur ou à un principe spirituel quelconque. Concernant la vie, sa nature et sa raison d’être, les chercheurs avancent rapidement dans la voie des explications rationnelles ; dès aujourd’hui, nul besoin de l’intervention divine pour expliquer ses plus mystérieuses manifestations. Et, si peu développée que soit la physiologie cérébrale, elle a chassé l’âme, cette vaine entité dont s’enorgueillissaient les humains. Quant à dieu, tout démontre qu’il s’agit d’une baudruche agitée par les prêtres, mais dont les gens sensés se moquent depuis longtemps. Astronomie, physique, chimie, biologie, psychologie, nous éclairent ainsi sur des questions que l’on disait réservées à la métaphysique. Cette dernière doit faire place à la science, ou mieux, elle doit se résigner à n’être qu’une synthèse des renseignements fournis par les diverses branches du savoir positif sur les plus hauts problèmes que se pose l’esprit humain. Il n’y a pas de réalités inaccessibles à notre entendement ; tout ce qui existe est connaissable, lorsqu’on cherche assez longtemps. Ce qui reste mystère pour nous cessera de l’être pour nos descendants, s’ils délaissent les creuses spéculations de la métaphysique traditionnelle, pour interroger la science expérimentale. Certains spiritualistes ont bien compris qu’il fallait faire quelque chose en ce sens : ils nous ont servi les expériences des spirites et des mystiques comme base d’une nouvelle philosophie transcendantale. Les naïfs continuent d’y croire ; les chercheurs impartiaux constatent l’avortement complet de ces tentatives. Sans parler des supercheries découvertes lorsqu’on exerce un contrôle assez prolongé, aucun des faits allégués ne requiert l’existence d’une entité spirituelle quelconque. Mais lorsqu’on veut croire, les prétextes ne manquent jamais : voilà le secret du succès que remporte le spiritisme près des esprits religieux. C’est aux sciences ordinaires, à la physique, à la biologie, etc…, de fonder une ontologie nouvelle et de se prononcer en dernier ressort sur l’au-delà des métaphysiciens.

Preuve ontologique de l’existence de Dieu. Cette preuve, célèbre en théodicée, est due à saint Anselme. La voici telle qu’il l’expose : Tout homme a, dans son esprit, l’idée d’un être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand. Mais il répugne qu’un tel être n’existe que dans l’esprit, car il est plus parfait d’exister dans la réalité que dans l’esprit seulement. Il faut conclure, en conséquence, que l’être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand existe tout ensemble dans l’esprit et dans la réalité. Descartes a repris cet argument sous une autre forme. Nous avons, déclare-t-il, l’idée d’un être parfait ; or, l’existence est comprise dans cette idée ; donc Dieu existe. « Revenant à examiner l’idée que j’avais d’un Être parfait, lit-on dans le Discours de la Méthode, je trouvais que l’existence de Dieu y était comprise en même façon qu’il est compris en celle d’un triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits, ou en celle d’une sphère que toutes ses parties sont également distantes de son centre, ou même encore plus évidemment ; et que, par conséquent, il est pour le moins aussi certain que Dieu, qui est cet être si parfait, est ou existe, qu’aucune démonstration de géométrie le saurait être. » Saint Anselme avait déjà trouvé un contradicteur clairvoyant dans Gaunillon, moine de Marmoutiers. D’une idée, d’une conception abstraite, disait ce dernier, on peut tirer une autre idée, jamais

une chose effective, une réalité vivante. Or, le sujet dieu étant un concept purement idéal, l’attribut existence ne peut qu’être pareillement idéal. Gassendi, un pieux chanoine, mais dont les élèves devinrent souvent libres penseurs, fit à Descartes des objections semblables et lui reprocha de mal appliquer le principe d’identité. Même Thomas d’Aquin et les scolastiques jugèrent sans valeur l’argument ontologique et se rangèrent à l’avis de Gaunillon. Kant a insisté, lui aussi, sur le passage illégitime de l’ordre idéal à l’ordre réel qu’implique la preuve a priori de l’existence de Dieu. Il est vrai qu’un triangle suppose nécessairement trois angles, mais pour que les trois angles possèdent une existence effective, il faut que le triangle existe réellement. « Quand je dis le triangle est une figure qui a trois angles, déclare Kant, j’indique un rapport nécessaire et tel que, le sujet étant une fois donné, l’attribut s’y rattache inévitablement. Mais, s’il est contradictoire de supposer un triangle en supprimant par la pensée les trois angles, il ne l’est pas de faire disparaître le triangle en même temps que les trois angles. De même, s’il est contradictoire de nier la toute-puissance lorsqu’on suppose Dieu, il ne l’est pas de supprimer tout ensemble Dieu et la toute-puissance : ici, tout disparaissant, attribut et sujet, il n’y a plus de contradiction possible. » Aujourd’hui les philosophes catholiques eux-mêmes considèrent comme un sophisme l’antique preuve ontologique basée sur une déduction. Mais on a voulu la rétablir en affirmant que l’homme avait une intuition immédiate de Dieu. Malebranche le prétendait déjà au {{s|xvii}. A l’en croire, nous voyons directement la substance même de Dieu, et c’est en elle que résident les idées perçues par notre raison. Penser à Dieu ou en d’autres termes à l’infini, à l’être sans restriction, c’est en avoir l’intuition. « Car il n’y a rien de fini, déclare le philosophe, qui puisse représenter l’infini. L’on ne peut donc voir Dieu qu’il n’existe : on ne peut voir l’essence d’un être infiniment parfait sans en voir l’existence : on ne le peut voir simplement comme un être possible : rien ne le comprend, rien ne peut le représenter. Si donc on y pense, il faut qu’il soit. » Une pareille doctrine fit sourire ; Rome l’estimant dangereuse mit à l’Index les livres du célèbre oratorien. Mais ses idées furent reprises, au xixe siècle, par l’École Ontologiste.

L’École Ontologiste. — L’Italien Gioberti admit que nous voyons Dieu immédiatement. L’esprit débuterait non par une abstraction, mais par une intuition, non par l’analyse, mais par la synthèse ; et sa première intuition serait celle de l’Être, c’est-à-dire de Dieu : « L’auteur du jugement primitif, qui se fait entendre à l’esprit, dans l’acte immédiat de l’intuition, c’est l’Être même ; l’Être, en se posant lui-même en vue de notre âme dit : Je suis nécessairement. » En Dieu, nous percevons aussi tout ce que nous voyons. Il est le créateur de tout ce qui existe, et la perception que l’homme a du monde et de lui-même n’est que l’intuition d’une création continuelle : « En percevant l’Être dans sa concrétion, écrit Gioberti, l’esprit, muni de la force intuitive, ne le contemple nullement dans son identité abstraite, ni comme Être pur, mais tel qu’il est réellement, c’est-à-dire causant, produisant les existences et extériorisant par ses œuvres, d’une manière finie, son essence infinie. Et par conséquent l’esprit perçoit les créatures, comme le terme extrême auquel se rapporte l’action de l’Être… L’esprit humain contemple les existences produites, dans l’Être produisant, et il est, à chaque instant de sa vie intellectuelle, spectateur direct et immédiat de la création. » Des formes mitigées de l’ontologisme furent soutenues par de nombreux prêtres qui admettaient, d’une façon générale, que nous voyons en Dieu les vérités éternelles, universelles et absolues, mais non pas les êtres particuliers ni les corps. Le cardinal Gerdil, les évêques Baudry et Maret écri-