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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/512

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1855

L’optimisme est indispensable à la vie sociale comme à la vie naturelle. L’instinct qui pousse l’individu à satisfaire ses besoins physiques, intellectuels, sentimentaux, est optimiste, car il tend à entretenir, à perpétuer, à embellir la vie. Dès que l’homme a découvert les idées, qu’il a appliqué son esprit à l’observation des choses, la nature a perdu à ses yeux son hostilité première, il l’a vue et sentie meilleure, plus maternelle, il a mis en elle une confiance grandissante et, jusque dans sa terreur des forces malfaisantes, il a été optimiste puisqu’il a eu l’espoir de changer leurs dispositions à son égard par sa soumission et son adoration. (Voir Naturisme).

La pensée antique, particulièrement celle de la Grèce qui s’exaltait dans le plus magnifique épanouissement de la vie, était optimiste. Le pessimisme fut en elle une exception. L’optimisme domina socialement tant que les hommes vécurent en accord avec la nature, qu’ils ne virent qu’en elle toute force, toute pensée, toute vie. Les religions qui transportèrent dans l’au-delà les espoirs humains, créèrent l’optimisme métaphysique et le pessimisme social. Les deux se complétèrent pour paralyser l’effort dans l’actuel et créer l’inertie contemplative qui va, dans certaines religions, jusqu’à l’état cataleptique.

Au moyen âge, l’Église sut remarquablement organiser le pessimisme social à son profit. Jamais les hommes ne furent plus désespérés, livrés à la plus noire superstition et aux aberrations les plus inouïes. La hantise de la mort fut telle que dans toute la chrétienté courut l’idée que l’an mil amènerait la fin du monde. En attendant la catastrophe qu’elle annonçait sans y croire, l’Église accaparait, accumulait les biens terrestres dont elle dépouillait ses dupes terrifiées. Il fallut longtemps, après l’an mil, pour que les hommes, voyant que le soleil brillait toujours, reprissent le goût de vivre et cherchassent à sortir de la désolation où ils avaient été plongés. L’optimisme social monta alors de nouveau de la terre et du travail pour produire ce qui fut la période féconde du moyen âge, reprendre le contact avec la saine pensée antique et engendrer les temps modernes sur les ruines amoncelées par un pessimisme pestiféré.

Toutes les découvertes qui, depuis quatre cents ans, ont marqué l’évolution humaine (voir Temps modernes) ont été le produit de l’optimisme social, de la foi dans le progrès, dans le développement d’une humanité en marche vers le bien-être et la liberté. Que l’ignorance, exploitée par les intérêts égoïstes et leur mauvaise foi, ait compromis, à certains moments, et compromette encore l’œuvre de la vraie civilisation, il n’en reste pas moins que toutes les théories, toutes les réalisations, sont le résultat d’un magnifique optimisme, depuis les utopies d’apparences les plus irréalisables jusqu’aux acquisitions les plus positives de la science. Les utopies du xviiie siècle ont produit le libéralisme et les idées saint-simoniennes. Ces dernières se sont précisées et réalisées en partie dans le socialisme du xixe siècle. Le socialisme est, à son tour, en voie d’enfantement dans le xxe siècle. Ses mauvais accoucheurs l’ont fait et le feront encore avorter bien des fois dans de misérables aventures, mais il n’en porte pas moins les espoirs d’un monde nouveau. Lisez dans la Correspondance de Proudhon, sa belle lettre du 27 septembre 1853 sur « l’incorruptibilité des sociétés ». Entre-autres choses qui sont peut-être discutables dans le détail, il disait : « Aujourd’hui… l’état des nations civilisées ne permet plus ni l’exploitation des races vaincues au profit d’une seule, ni le retour à l’antique esclavage. L’organisme social est donc devenu incorruptible, indéfectible ; plus fort que tous les plébiscites et que tous les votes, et c’est pourquoi tout gouvernement qui affecte des allures despotiques est d’avance condamné et ne durera pas longtemps… L’organisme économique tue le despotisme mi-

litaire et sacerdotal. La société prouve ainsi sa vaillance, bientôt elle la reconnaîtra elle-même ; alors disparaîtront pour jamais les ignominies que le préjugé universel, l’individualisme glorifié comme raison générale, lui impose en ce moment. Alors aussi les lâches que l’obscurité des temps aura entraînés dans la défection, reviendront à l’honneur et à la liberté et peu à peu l’on reverra la vertu de masses remonter au niveau de la virtualité sociale. » Proud’hon anticipait ; nous le voyons par les « ignominies » qu’entretient encore le « préjugé universel », mais il n’en est pas moins vrai qu’on a fait du chemin depuis qu’il a écrit ces lignes. Il y a toujours des races vaincues soumises à l’exploitation, notamment dans les colonies ; mais il y a une conscience collective qui manifeste sa réprobation avec une force de plus en plus accrue. L’organisme social est encore corruptible : mais tous les jours grandissent le dégoût et la colère contre les éléments corrupteurs.

L’optimisme proudhonien est celui de la pensée anarchiste qui voit les réalisations de l’avenir dans le développement parallèle de l’individu et du groupe social pour substituer le contrat à l’autorité, la libre association des consciences scrupuleuses à l’obligation unilatérale, arbitraire et corruptrice. C’est l’optimisme d’Élisée Reclus, disant que « l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même ». Cette conscience c’est ce génie de la Terre « qui prouve son existence en nous rendant capables de penser et de l’interroger », a écrit Maeterlinck, et il a ajouté : « Notre terre ne nous a pas dit grand chose jusqu’ici ; c’est que nous sommes très jeunes et qu’elle-même ne se trouve qu’au début de sa course. Nous apprendrons. Ce n’est pas parce que l’univers existe depuis l’infini des temps que nous devons nous décourager. » Il y a eu toute une éternité avant que la nature ait commencé à prendre conscience d’elle-même. Les pessimistes ne pourraient-ils faire crédit de quelques centaines d’années, voire de quelques centaines de siècles, à l’homme pour qu’il apprenne ce qui lui est encore caché et qu’il arrive à manifester pleinement la conscience de la nature ? Mais leur égoïsme dit à ces pessimistes : « Que t’importe ? Tu ne seras plus là !… Après toi, le déluge ! »

Il est certain qu’il faut avoir un optimisme solidement ancré sur l’observation du fait social, sur la volonté plus forte que tous les obstacles de se dresser contre l’iniquité, le mensonge et le crime, sur la. conviction absolue que cette sinistre trinité et la barbarie qu’elle engendre ne peuvent avoir qu’un temps, pour ne pas tomber dans le pessimisme devant la profondeur de désolante sottise que révèle le muflisme actuel. Mais même si l’observation les faisait arriver à conclure que rien ne changera jamais et que les pourceaux humains, vautrés dans leur bauge, ne seront jamais ceux d’Épicure, tous les protestataires, les réfractaires, les révoltés n’en devraient pas moins demeurer optimistes pour ne pas se dégoûter eux-mêmes et rougir d’être des hommes.

Tous les créateurs humains, tous ceux qui ont apporté de nouvelles forces à la vie, à la révolte, à la conscience, ont été des optimistes, jusque dans le sacrifice d’eux-mêmes. Un Blanqui dont la moitié de la vie s’est passée dans les prisons, un Sacco et un Vanzetti, un Matteoti et un Schirru, la légion innombrable de ceux qui ont donné leur vie pour un idéal de vérité et de justice, ont été des optimistes. Il y aura toujours une élite, si clairsemée soit-elle, qui luttera héroïquement par la pensée et par l’action et à laquelle nous devons nous efforcer d’appartenir. Gravons en nos esprits, pour la retrouver comme un stimulant dans tous les moments de découragement et d’abandon, devant toutes les déceptions qui peuvent nous accabler, cette magnifique pensée d’un des plus purs parmi les hommes, d’un enfant qui mourut à vingt-deux ans, victime de leurs