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ORA
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l’exposé qu’il se propose de faire et conduisent, en application d’une logique rigoureuse, à la conclusion qu’il projette d’en tirer. Je prétends que toute personne remplissant cette triple condition peut aborder sans trop d’appréhension la tribune et, après un apprentissage plus ou moins prolongé, occuper cette tribune fort honorablement.

Mais il n’est pas inutile que je revienne, en quelques mots sur chacune de ces trois conditions. Il est hors de doute que pour exprimer — bien ou mal — une Idée, il faut, avant tout, l’avoir. « La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. » Qu’on me pardonne d’appliquer ce dicton quelque peu vulgaire à la proposition que j’émets : « L’orateur ne peut donner à ceux qui l’écoutent que ce qu’il a. » Il faut donc, pour exprimer une idée, que, tout d’abord, il la possède. J’ajoute que, mieux il la possèdera et mieux il l’exprimera ; que, plus cette idée sera claire et précise dans son cerveau et plus le langage qu’il emploiera à la traduire sera clair et précis :

« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement. »

Plus l’orateur sera confiant dans l’exactitude de l’idée qu’il exposera et plus affirmatifs, catégoriques et précis seront les termes dont il se servira ; plus profonde sera sa conviction et plus pénétrant en sera l’accent. Il en est du sentiment comme de l’idée : pour que l’orateur exprime un sentiment, il est indispensable que ce sentiment soit en lui car Horace le dit très justement : « Si vis me flere, dolendum est primum ipse tibi. » (Si tu veux que je pleure, il faut d’abord que tu pleures toi-même.) On ne donne à l’expression d’un sentiment toute sa force, qu’en éprouvant soi-même toute la puissance de ce sentiment ; c’est dans ces conditions seulement que l’émotion d’un auditoire peut être portée à son comble. Donc, la condition première et essentielle, c’est d’avoir des idées à présenter, et d’être en possession des connaissances sur lesquelles s’appuient ces idées.

Cela ne suffit pas : l’Idée et la conviction que l’on porte en soi, il s’agit de les extérioriser par la parole. On conçoit que, pour exposer avec éloquence ce que l’on pense et ce que l’on sent, il est nécessaire de bien connaître la langue dans laquelle on parle, afin de donner à sa pensée ou à son sentiment une forme simple et correcte, précise et élégante, impressionnante et limpide. Cette connaissance approfondie de la langue dont on se sert ne se borne pas au respect de la syntaxe, à la structure scrupuleusement grammaticale de la phrase ; elle comporte, en outre, la possession d’un vocabulaire copieux, l’emploi judicieux du mot propre, l’usage rationnel et. modéré des incidentes, l’adaptation du style à l’expression la plus saisissante ou la plus suggestive de la pensée ou du sentiment.

Ce n’est pas tout : il reste à rassembler les aperçus, les considérations, les commentaires, la documentation et les raisonnements qui sont comme les matériaux dont l’orateur — architecte, ingénieur ou artiste dans son genre — doit se servir pour édifier et embellir son œuvre s’il veut que celle-ci soit solide, imposante et esthétique. Ces matériaux, il importe de les grouper et disposer avec méthode ; car tous ont, dans l’édifice, une place marquée ; cette place est la leur, celle qui convient à chacun d’eux ; elle est ici ou là, mais pas ailleurs : ni avant, ni après, ni au-dessus ni au-dessous, ni à droite ni à gauche. Malheur à l’orateur qui n’aura pas pris l’élémentaire précaution d’apporter à l’établissement de l’ordre voulu les soins les plus minutieux : son discours sera confus et cahotique ; sa construction ne jouira pas de la solidité désirable ; les proportions, l’équilibre, l’harmonie y seront défectueux.

Dans un discours ou une conférence, tout se tient. Un morceau oratoire forme un tout dont la puissance et la beauté sont subordonnées et au choix des arguments et à la place que chacun d’eux occupe.

Non seulement les propositions doivent se succéder rigoureusement reliées les unes aux autres, sans trou, sans solution de continuité, mais encore est-il de la plus haute importance, je dirai même « de toute nécessité » que la force de la démonstration et l’intensité de l’émotion aillent toujours en progressant et, comme on le dit en musique : crescendo. Que penserait-on du discours d’un orateur parlementaire qui débuterait par les arguments les plus propres à entraîner les suffrages de ses collègues et qui continuerait et terminerait par les arguments les moins décisifs ? Quelle appréciation porterait-on sur la plaidoirie d’un avocat qui, ayant à défendre, en Cour d’Assises, la tête de son client, ne tiendrait pas en réserve et ne garderait pas pour la fin ses arguments les meilleurs et ses adjurations les plus pathétiques ?

Qu’on ne me parle pas de ces orateurs exceptionnellement brillants et inspirés qui, sans soigner, comme il est prudent de le faire, la préparation de leurs discours, se livrent aux périlleux hasards de l’improvisation. Il est fort possible que, pleins de confiance en eux et grâce aux moyens oratoires qu’ils doivent à l’expérience acquise, grâce à la connaissance profonde du sujet qu’ils ont à traiter, grâce, pour tout dire, à ce concours rarissime de circonstances qui leur sont favorables, ils disent quoique sans préparation spéciale, d’excellentes choses en termes excellents ; mais il est hors de doute que s’ils avaient tracé dans ses lignes principales le plan de leur discours, s’ils avaient mis chaque argument à la place qu’il doit occuper, leur discours, mieux ordonnancé, y eût gagné sensiblement en force et en beauté.



Conseils aux jeunes. — Souvent de jeunes camarades anarchistes, pris du désir de s’adonner à la propagande par la parole, m’ont demandé des renseignements et des conseils. Leurs questions portaient tout particulièrement sur le choix du sujet et sur le travail de préparation que commande une conférence publique et contradictoire (les conférences faites par les anarchistes sont toujours publiques et contradictoires : publiques, parce qu’ils entendent ne priver de l’exposé de leurs conceptions aucune des personnes qui ont le désir ou la simple curiosité de connaître celles-ci ; contradictoires, parce que, pratiquant en matière de discussion, comme en toutes choses, la plus large tolérance, les libertaires laissent à tous la faculté de critiquer, de discuter, de combattre leurs théories, d’en contester l’exactitude et d’opposer leurs thèses aux leurs). Presque toujours, j’ai dissuadé ces jeunes camarades d’aborder tout de go le genre « conférence ». La pratique de la parole en public nécessite un assez long apprentissage. Il y a danger à débuter, dans l’art oratoire, par la conférence, ce genre de discours exigeant la réunion de plusieurs qualités qu’on n’acquiert que peu à peu. Aux camarades qui me consultaient je n’ai cessé de répondre comme je le fais ici, dans l’espoir que ces lignes tombant sous les yeux d’un certain nombre de jeunes militants, ceux-ci profiteront des indications et des avis que ma vieille expérience, doublée de l’affection très vive que m’inspirent ces jeunes amis, m’autorisent et m’engagent à leur faire entendre. Voici ces conseils : « Jeunes militants, vous aimez certainement les réunions, causeries et conférences ; ne les négligez pas, fréquentez-les. Avant de se décider à parler, il est bon d’écouter les autres. En les entendant, vous apprécierez les qualités et les défauts des divers orateurs ; vous tâcherez d’acquérir les premières et d’éviter les seconds. Ce sera déjà une sorte de leçon de choses qui sera très profitable à votre propre formation. N’allez pas à toutes les réunions dont la tenue vous sera connue. Faites une sélection reposant sur le sujet traité et sur l’orateur. Faites un choix : de préférence n’allez