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ORA
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entendre que les sujets qui vous intéressent et les orateurs dignes d’être écoutés avec satisfaction et fruit. Pour commencer, c’est-à-dire la première fois que vous prendrez la parole au cours d’une de ces réunions, n’allez pas vous poser en contradicteurs et ne vous engagez pas dans une ample controverse ayant pour but de ruiner de fond en comble la thèse soutenue par l’orateur. Insuffisamment entraînés à ce genre de rencontres, vous vous exposeriez à en sortir meurtris et, peut-être, découragés. Bornez-vous à une intervention de quelques instants se limitant soit à une question posée, soit encore à une demande de précisions ou d’explications complémentaires. Vous aurez occupé la tribune quelques minutes seulement, vous n’aurez énoncé qu’une seule idée. Mais cet instant aura suffi pour que vous preniez contact avec le public et que vous ayez l’occasion de savoir ce qu’est ce qu’on appelle « le trac », cette sorte de malaise qui emplit plus ou moins la tête de bourdonnements, fait affluer le sang à la gorge, vide le cerveau et paralyse la mémoire. Cette première atteinte du trac serait mortelle, si vous commettiez l’imprudence d’occuper longtemps la tribune : si vous n’y faites qu’une courte apparition, ce ne sera qu’un léger accident et peut-être même y échapperez-vous. Donc, pour vos débuts, n’émettez qu’une seule idée, une seule ; parlez quelques minutes et, sachant bien ce que vous voulez dire, vous vous tirerez fort honorablement de cette première tentative.

« Quand vous aurez renouvelé cet essai plusieurs fois et acquis de la sorte un peu d’aplomb et quelque confiance en vous, vous ne serez pas encore en mesure de faire une causerie, une conférence, un discours en plusieurs points. Mais vous serez sur la voie et ce sera déjà un premier et important résultat. Vous pourrez, alors, toujours, au cours d’un débat ouvert au public, corser votre intervention en lui donnant plus d’ampleur et un autre caractère. Au lieu d’une question posée, d’une objection soulevée, d’une demande de précision, vous choisirez une ou deux des idées exposées par l’orateur, celles, bien entendu, qui auront le plus brutalement heurté votre propre sentiment ; vous vous arrêterez à cette idée ou à ces deux idées ; vous n’en dépasserez pas le cadre ; vous vous y enfermerez délibérément et vous opposerez votre point de vue à celui de l’orateur. Cette fois-ci, vous aurez occupé la tribune quelques minutes, peut-être dix, peut-être quinze ; vous aurez eu le temps de mesurer vos forces et de vous familiariser un peu avec l’atmosphère d’une réunion publique. Vous aurez cousu et ajusté deux ou plusieurs idées ; vous aurez argumenté ; vous n’en serez plus aux premiers pas, toujours incertains et vacillants quand on débute. Votre démarche se sera affermie, vous aurez pris confiance en vous : l’idée de parler en public vous causera moins d’appréhension. Et vous pourrez songer à traiter vous-mêmes un sujet.

« Commencez par la causerie (voir ce mot) et lorsque vous aurez fait, devant un auditoire restreint, un certain nombre de causeries portant sur des sujets que vous aurez sérieusement étudiés, vous pourrez vous lancer dans le genre « Conférence » (voir ce mot).

« Mais, que vous ayez à faire une causerie ou une conférence, mes jeunes camarades, donnez-vous le temps de mûrement réfléchir avant d’en choisir le sujet. Portez sur ce sujet tout l’effort de méditation et de recherche dont vous êtes capables : entourez-vous d’une abondante documentation puisée aux meilleures sources ; tournez et retournez votre sujet attentivement ; examinez-le sur toutes ses faces et dans tous ses aspects ; scrutez le, jusqu’à ce que vous le possédiez à fond. Quand vous aurez effectué ce travail préliminaire, mais pas avant, occupez-vous du plan à tracer : les grandes lignes d’abord, les points essentiels, les considérations fondamentales ; divisez et subdivisez ; ajoutez et retranchez, éliminez ce qui ne serait qu’ornement superflu

ou vain développement, afin d’accorder plus de place et plus d’importance à ce qui est argument nourri et aperçu substantiel.

« Que votre plan soit net et bien ordonné ; que, par son arrangement et sa clarté, il soit facile à suivre méthodiquement. Veillez à ce que votre argumentation emprunte sa force à l’enchaînement rigoureux des diverses parties qui la composent ; veillez surtout à ce que, dans cette chaîne que forme votre démonstration, chaque anneau soit exactement à sa place ; n’oubliez pas que chaque argument doit emprunter une partie de sa valeur à celui qui le précède et, en amenant, par une sorte de pente naturelle, l’argument qui suit, transmettre à celui-ci une partie de sa propre valeur.

« Surtout, mes jeunes camarades, n’apprenez pas par cœur et, pour ne pas vous exposer à être tenté de le faire, n’écrivez pas ; ne fixez pas la forme que vous donnerez à l’expression de votre pensée. Ayez des notes ; par un mot, par une phrase courte, en style télégraphique, fixez sur le papier l’ordre que vous voulez suivre. Consultez fréquemment ces notes, afin de ne pas vous égarer et de ne rien oublier. Fiez-vous au plan que vous avez tracé ; ce plan doit être votre seul aide-mémoire : s’il est bien construit et si vous le suivez consciencieusement, vous direz ce que vous aurez à dire, tout ce que vous aurez à dire et rien que ce que vous aurez à dire. Et c’est le but qu’il faut vous proposer.

« Ne perdez jamais de vue que, militants et propagandistes d’une Idée peu connue et, ce qui est plus grave, mal comprise, votre mission est de l’enseigner, de la vulgariser : vous êtes, vous devez être des éducateurs, des professeurs ; votre conférence doit être un cours. À ce titre, efforcez-vous d’être clairs et précis. Avant tout, soyez simples, de cette simplicité qui s’allie aisément à l’élégance sans recherche, à la beauté sans apprêt, à l’art sans affectation. L’acquisition de cette indispensable simplicité vous sera plus difficile et plus lente qu’aux militants des autres doctrines, parce que les conceptions philosophiques et sociales que nous avons à cœur de propager sont en opposition irréductible avec les conceptions officielles et courantes, parce que, entre ces dernières et les nôtres, il n’existe aucun terrain d’entente, aucune conciliation possible ni souhaitable ; parce que ce n’est pas seulement un fossé, mais un abîme, qui sépare les thèses libertaires des thèses autoritaires ; parce que, attaquant de front toutes les légendes en cours et tous les mensonges de la Religion, de la Patrie, de la Famille, de la Propriété et de l’État, les vérités que nous enseignons se heurtent à des résistances et à une incompréhension qu’il est extrêmement difficile de surmonter. C’est en raison même de toutes ces considérations que, dans l’art de la parole auquel vous brûlez de vous consacrer, mes jeunes amis, vous devez vous attacher à acquérir et à pratiquer, par-dessus tout, la simplicité. Être simple dans le discours, c’est être clair et précis, c’est faire usage d’expressions connues et dont le sens ne se prête à aucune ambiguïté ; c’est employer à se faire comprendre tous les moyens : la définition, le commentaire, la citation, l’anecdote, la réminiscence, la comparaison, le contraste, l’image, bref tous les procédés qui, partant de l’idée abstraite, vont jusqu’à l’explication concrète ; c’est, sur une proposition parfois obscure et douteuse au début, projeter graduellement la lumière et la précision qui la mettent à la portée de toutes les intelligences et de toutes les cultures ; c’est donner à la pensée qu’on exprime une limpidité qui la rend accessible à la compréhension de tous. Le propagandiste libertaire ne s’adresse pas seulement à cette partie de l’auditoire qui, déjà initiée, par une culture générale, à l’examen des problèmes ardus, pénètre sans trop de mal la pensée de l’orateur ; il s’adresse à tous ceux qui composent l’assem-