Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/523

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
ORD
1866

par cet ordre conduit, parfois brusquement, le plus souvent dans un laps de temps plus ou moins long, mais aussi inévitablement, à la mort d’une organisation sociale qu’à la mort d’un être vivant. Poursuivant cette analogie, je dirai que l’Ordre, c’est pour le corps social, la santé et que le désordre c’est pour lui la maladie ou l’accident entraînant la mort. Ce simple aperçu suffit à affirmer la nécessité de l’Ordre au sein de la Société.

Jusqu’à ce jour on a cru, et le nombre reste considérable de ceux qui s’obstinent à croire que l’Ordre dans la société est fonction de l’Autorité qui s’y exerce. Cette opinion n’est pas uniquement celle des personnes qui donnent ouvertement leur approbation aux régimes plus ou moins marqués au sceau de l’Autorité personnelle et absolue : monarchie, empire, directoire, dictature, et qui condamnent systématiquement toutes les concessions arrachées aux Maîtres par l’esprit de liberté. Elle est encore très fréquente, voire à peu près unanime dans les milieux de République et de Démocratie. Dépourvus de logique et manquant d’audace, les démocrates persistent à estimer qu’il faut des chefs ; timides et hésitants, les républicains restent attachés à la conception d’une société obligatoirement hiérarchisée. Les uns et les autres, n’ayant pas éliminé le virus autoritaire dont leurs ascendants étaient saturés, considèrent qu’il est nécessaire d’assigner à la pratique de la liberté les limites qui, disent-ils, empêchent celle-ci de tomber dans la licence. Ces théoriciens du libéralisme républicain et démocratique sont sincèrement indignés des abus, scandales, injustices, inégalités, en un mot des désordres auxquels les régimes d’Autorité personnelle et absolue ont donné lieu dans le passé et qu’ils provoquent encore dans les pays où ils sont en vigueur ; ils sont frappés du désordre effroyable que n’ont jamais manqué de produire ces régimes où l’Autorité souveraine règne sans contrepoids. Mais ces partisans de la Liberté — que la Liberté effraie — s’arrêtent à mi-chemin, à distance à peu près égale de l’Autorité sans limite et de la Liberté sans frein et ils se décident en faveur d’un régime mixte, d’un système bâtard, qui, d’après eux, n’est ni d’Autorité sans limite, ni de Liberté sans bornes ; régime qui, disent-ils, s’opposant avec une force égale aux excès de l’Autorité et aux écarts de la Liberté, est, seul, capable de créer et de maintenir « l’Ordre » dans la Société. Ces alchimistes sont à la recherche de la pierre philosophale.

L’Ordre, dans la Société, exige que les droits et les devoirs de chacun soient nettement déterminés, qu’ils soient égalitairement répartis, qu’ils soient équitablement respectés et que rationnellement équilibrés, ils correspondent, en vertu même de leur jeu normal, à la satisfaction aussi complète que possible de tous les besoins inhérents à l’existence, au bien-être et à la félicité de toutes les unités qui composent la société. Il ne me paraît pas possible de concevoir l’ordre autrement que je viens de le définir. Tout privilège réservé à un certain nombre ne peut l’être qu’au détriment des autres ; tout droit accordé à une partie de la population et refusé à l’autre partie constitue une inégalité qui est le point de départ d’une foule d’injustices dont la conséquence est de vicier tous les rapports et d’engendrer tous les désordres. Toute hiérarchie implique nécessairement une supériorité ici et une infériorité là ; et si la distance qui sépare l’humanité qui occupe l’échelon supérieur de celle qui occupe l’échelon inférieur le plus proche est relativement faible, cet écart grandit et atteint des proportions énormes quand la comparaison s’établit entre la fraction qui siège au sommet de l’échelle hiérarchique, et celle qui est reléguée à la base. Une circonstance qui vient encore aggraver le fait que je signale, c’est que l’organisation de toute société hiérarchisée a pour résultat d’affaiblir graduellement le nombre des personnes qui s’élèvent

dans la direction du sommet et d’accroître graduellement celui des individus qui sont refoulés vers la base. L’observateur qui suivrait ce double mouvement de montée et de descente et qui enregistrerait mathématiquement le nombre des occupants de chaque échelon dans la direction de ces deux extrémités, constaterait que ce nombre se limite, tout à fait en haut, à une poignée de privilégiés et que ce nombre atteint, tout à fait en bas, des proportions incroyables.

Le bon sens le plus élémentaire crie à toute personne qui ne se bouche pas les oreilles qu’une telle organisation de la société est génératrice du désordre et qu’il serait véritablement miraculeux que l’Ordre y régnât ou qu’il pût y régner.

Je viens d’écrire que ceux qui siègent au sommet sont une poignée. Ce sont les détenteurs suprêmes du Pouvoir : chefs d’État et ministres, et de la Richesse : princes de la Finance, du Commerce et de l’Industrie.

Chefs d’État et ministres savent que les multiples et précieux avantages qui accompagnent leurs fonctions suscitent l’envie et attisent la vanité et l’ambition de ceux qui aspirent à prendre leur place ; ils n’ignorent pas que l’oppression qu’ils font peser sur la masse irrite tous ceux qui en sont victimes et qui considèrent la liberté comme le premier de tous les biens. Princes de la finance, du commerce et de l’industrie ne se dissimulent pas que leur immense fortune est un défi et une insulte au régime de privations et au paupérisme de l’immense multitude dont ils exploitent odieusement le travail. Aussi, cette caste de gouvernants et de possédants a-t-elle compris la nécessité, pour légitimer l’ordre social dont elle est la bénéficiaire, d’édifier ce monument d’Imposture qu’est la Législation. Par l’École, les maîtres de l’État et du Capital enseignent à l’enfant que la Loi est la plus haute expression de la Justice. Par la Presse, que le Pouvoir et l’Argent livrent à leur merci, ils proclament que le respect de la Loi est, en même temps que la plus haute vertu et le premier devoir de toute honnête personne, la garantie des droits, de la sécurité, des biens et de la liberté de tous et de chacun. Mais ils ne poussent pas l’illusion jusqu’à espérer qu’un tel enseignement suffise à les préserver des mouvements de révolte individuelle et collective que peuvent soulever l’oppression et l’indigence. C’est pourquoi, ils attachent et intéressent au maintien de leur domination et à la sauvegarde de leurs richesses un nombre considérable de gens qu’ils recrutent dans la classe moyenne et dans la classe pauvre, avec la complicité desquels (magistrats, policiers, gardiens de prison, soldats et fonctionnaires de toutes espèces) ils se prémunissent contre ce qu’ils appellent le désordre et font rentrer dans ce qu’ils appellent l’Ordre, les récalcitrants qui s’insurgent.

J’ai déjà cité (voir le mot Anarchie) les paroles admirables que Pierre Kropotkine profère à propos de « l’Ordre ». Je veux les citer à nouveau. Elles remontent à un demi-siècle, mais — hélas ! — elles sont toujours d’actualité et elles continueront à l’être aussi longtemps que la société restera autoritaire et capitaliste :

« L’Ordre, aujourd’hui, — ce qu’ils entendent par « l’Ordre » — c’est les neuf dixièmes de l’humanité travaillant pour procurer le luxe, les jouissances, la satisfaction des passions les plus exécrables à une poignée de fainéants. L’Ordre, c’est la privation, pour ces neuf dixièmes, de tout ce qui est la condition nécessaire d’une vie hygiénique, d’un développement rationnel des qualités intellectuelles. Réduire les neuf dixièmes de l’humanité à l’état de bêtes de somme vivant au jour le jour, sans jamais oser penser aux jouissances procurées à l’homme par l’étude des sciences, par la création artistique, voilà « l’Ordre ! ».

« L’Ordre » c’est la misère, la famine devenue l’état normal de la société.

L’Ordre, c’est la femme qui se vend pour nourrir