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ORG
1881

sociale qu’elle préconise. Actuellement l’organisation de la veille ne répond plus aux besoins du lendemain et l’ordre est toujours troublé ou sur le point de l’être. — Elie Soubeyran.


ORGUEIL n. m. Certains ont attribué à ce mot les mêmes origines celtiques que celles des mots fier, rogue, arrogant, auxquels il est apparenté par le caractère de ce qu’il exprime. D’autres ont trouvé ces origines dans les germaniques urguol, urgilo, orgel, dont la signification est confuse.

L’orgueil est exactement « la haute opinion que l’on a de soi-même ». L’inclination de la plupart des hommes à s’exagérer cette opinion et à vouloir la faire partager aux autres, a fait que le mot orgueil est entendu le plus souvent en mauvaise part. Mais nous verrons que si l’orgueil est la plus dangereuse et la plus néfaste des passions humaines, il est aussi la plus nécessaire et la plus bienfaisante. À ce titre, il doit être nettement distingué de la vanité qui n’en est que la scorie et ne mérite que le mépris (voir vanité). L’orgueil peut être signe de noblesse ; la vanité est toujours signe de bassesse. « La vanité est l’écume de l’orgueil, elle est l’orgueil des petites âmes ». (A. Karr). Le proverbe : « Il n’est orgueil que de pauvre enrichi », est inexact. Le pauvre, comme le riche, peut posséder un légitime orgueil, s’il le puise en lui-même, en dehors de l’arbitraire de sa condition sociale. Dans ce proverbe, vanité devrait être mis à la place d’orgueil. Duclos a fort justement dit que « l’orgueil est le premier des tyrans et des consolateurs ». Le faux orgueil, qui est la vanité, est le premier des tyrans en poussant l’homme aux pires turpitudes. Le véritable orgueil, celui que l’homme porte en lui-même comme le suprême refuge et le protecteur de son Moi, est le consolateur de tous les déboires. Il est le beaume enchanté qui guérit toutes les blessures de l’âme, si profondes soient-elles.

Le bon orgueil peut être l’effet de l’égotisme bien compris qui ne se renferme pas dans l’adoration du moi et ne se répand pas dans la vanité publicitaire, mais se manifeste d’une façon féconde quand il apporte une pensée et une activité supérieures, utiles à tous.

Contrairement à ce que prétendent les moralistes enfarinés de conventions hypocrites qui ont médit de l’orgueil, les animaux et les hommes isolés ont un orgueil. C’est le sentiment de leur personnalité, de leur dignité individuelle. Il est né avec eux parce qu’il est aussi nécessaire à la perpétuation de leur espèce, à la défense de leur individu, que le manger et le boire. Ils ne le perdent que s’ils se résignent à ne plus défendre leur personnalité et leur dignité, s’ils renoncent à toute participation active dans le groupement humain. Ils perdent en même temps que lui toute leur qualité individuelle.

Ce sont surtout les moralistes religieux qui blâment l’orgueil. Sa réprobation est d’origine théologique. L’Église, qui a établi son règne sur l’obéissance passive, sur l’humilité dans la soumission perinde ac cadaver, a fait de l’orgueil le premier des sept péchés capitaux. C’est lui, dit-elle, qui a perdu Satan et qui a perdu le monde lorsque, sous l’influence de Satan, l’homme a goûté au fruit de l’arbre de science. Sans l’orgueil que lui a insufflé Satan, l’homme serait demeuré dans cet état d’ataraxie comateuse, d’indifférence larvique qui fait les bienheureux et où l’Église voudrait le voir pour mieux le dominer. Ainsi, l’Église se condamne elle-même par ses propres mythes, en particulier celui de Satan, car elle se montre comme l’œuvre la plus complète de Satan, lorsqu’elle donne l’exemple de l’orgueil le plus insensé en prétendant représenter Dieu et avoir reçu de lui la révélation des seules vérités possibles, absolues, définitives, pour exercer en son nom, sur l’humanité tout entière, la domination de l’ignorance ainsi magnifiée. Quelle mé-

galomanie a jamais égalé la sienne ? C’est en vain qu’elle se débat contre son propre mythe en appelant « prince des ténèbres », celui qui aurait ouvert les yeux de l’homme, alors qu’elle voudrait les tenir obstinément bouchés.

Il n’y a que sottise et hypocrisie dans le fait de l’Église qui prétend supprimer les passions, qu’elle appelle « péchés », et lance contre elles ses anathèmes. Qu’elle commence donc par éteindre celles de ses prêtres, si souvent les pires de toutes, qui se croient quittes quand ils ont dit : « Faites ce que nous disons, ne faites pas ce que nous faisons ». On ne supprime pas ce qui est inhérent à la nature humaine ; on ne peut pas plus priver l’homme de ses passions que de son appareil circulatoire ou respiratoire. Plutôt que de lancer contre les passions des foudres qui terrifient les êtres faibles et timorés et les poussent à des turpitudes conventionnelles et antinaturelles, la sagesse serait de les faire servir à un bon usage, comme le voulait Fourier, et de les diriger pour le bien des hommes. Dans de curieux romans, notamment dans l’Orgueil, Eugène Sue, inspiré par Fourier, a ingénieusement montré la transmutation des Sept péchés capitaux en vertus sociales.

L’orgueil, et avec lui toutes les passions humaines, est comme la langue d’Ésope, comme la machine qui libère l’homme ou le rive à l’esclavage, comme les gaz qui vivifient son organisme ou lui donnent la mort, comme toutes les choses qui sont bonnes ou mauvaises suivant l’usage qu’on en fait et les effets qu’elles produisent. Que serait devenu le monde si des orgueilleux entêtés ne s’étaient pas obstinés dans leur révolte appelée satanique contre les prétendus dieux, et ne s’étaient pas acharnés à toutes les découvertes qui ont fait le progrès humain ? Aurait-on vu des Wright, des Farman, des Lindberg si, depuis Icare dont la foule imbécile riait en le voyant écrasé sur le sol et disait : « les dieux justes l’ont terrassé », personne n’avait plus eu cet orgueil de vouloir voler dans les airs, malgré les dieux et malgré les sarcasmes de la foule qui acclame aujourd’hui ceux qui ont réussi ? Où en serions-nous si la foi invincible dans la science, c’est-à-dire l’orgueil inébranlable de la recherche et du savoir, n’avait soutenu contre les mêmes dieux et les mêmes foules l’élite innombrable de tous les penseurs, de tous les inventeurs qui ont, depuis l’ancêtre lointain constructeur de la première roue, jusqu’à Pasteur, à Edison, à Einstein, apporté à l’humanité ses plus merveilleuses acquisitions ?

L’orgueil le plus détestable de tous est celui de ces hommes qui voient dans les recherches et les découvertes scientifiques ce que saint Augustin appelait « une perverse imitation de la nature divine », de ces hommes qui, n’ayant jamais rien cherché, prétendent avoir tout trouvé. Quel orgueil plus monstrueux et plus criminel peut-on voir que celui de ces Églises ne voulant rien savoir et disant : « Je sais tout !… » aux centaines de millions d’hommes prosternés devant elles, leur faisant résigner le légitime orgueil de leur droit à la vie et de leur volonté de bonheur ?

Spinoza, qui a fait dans l’Ethnique une étude plus métaphysique qu’objective des passions, a dit que l’orgueil est « la joie qui provient de ce que l’homme pense de soi plus de bien qu’il ne faut », et il a ajouté : « l’orgueilleux se glorifie à l’excès ; il ne parle que de ses mérites et des défauts d’autrui ; il veut que tous lui cèdent le pas, s’avance enfin avec la gravité et la pompe qui d’ordinaire ne sont le fait que d’hommes placés bien au-dessus de lui. » Cet orgueil-là est celui qui se confond avec la vanité. Il est l’idéal de la vanité, comme Napoléon est l’idéal de l’homme du maquis et Chauchard l’idéal des calicots des grands magasins. Il est l’orgueil factice créé et développé par l’état social chez l’individu qui réussit aux dépens des autres, et dont il favorise les entreprises malfaisantes au lieu de s’y op-