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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/539

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ORG
1882

poser. Il est l’orgueil inepte du boxeur, du toréador, du spadassin, du guerrier, du politicien, du financier, du monarque ; celui simplement puéril et encombrant du champion de danse, de tennis, de machine à écrire, celui du cabotin, de la dame prix de beauté ou reine de son quartier. Il correspond à des activités antisociales ou seulement inutiles. Il est le produit de l’adoration immorale, érigée en principe, du parvenu sans scrupules, il est le moteur le plus puissant de l’arrivisme et le microbe le plus actif de la plus dangereuse des maladies sociales : le besoin de paraître (voir ce mot).

Cet orgueil est né des distinctions de classes qui ont établi des castes aristocratiques au-dessus des foules populaires. Il convient de remarquer que l’aristocratie n’est pas mauvaise dans son principe qu’Aristote a défini « le gouvernement des meilleurs où les chefs obéissent fidèlement aux lois établies et où tout est fait en vue du bien public. » Une telle aristocratie ne se différencierait pas d’une véritable démocratie où les « meilleurs » seraient choisis. Mais il faut compter avec l’application qui n’a jamais fait des deux systèmes que des moyens d’exploitation humaine plus ou moins variés et odieux, l’aristocratie n’ayant été de tout temps que le règne de l’oligarchie, et la démocratie n’étant de tout temps aussi que le règne de la démagogie, le tout confondu dans la ploutocratie définitivement établie par le régime de la propriété.

L’orgueil aristocratique est une belle chose quand il s’inspire de la formule « noblesse oblige », pour donner l’exemple de la hauteur des sentiments, de la pensée, de l’action, et quand il comprend qu’avant d’avoir des droits, il a des devoirs. Mais cet orgueil n’est plus que de la méprisable vanité lorsque l’aristocrate, attaché seulement à ses titres, en abuse pour donner l’exemple de l’insanité. L’orgueil nobiliaire qui n’a eu sa source que dans la violence et l’imposture, l’orgueil bourgeois qui justifie tout par la possession de l’argent, sont aussi détestables l’un que l’autre. Ils sont l’orgueil dominateur, dont les assises sont la force et le mépris du droit. Individuel chez le maître, le chef de famille, de clan ou d’État, le patron, le tyran, le dictateur, cet orgueil est collectif dans la tribu, la corporation, la nation et s’étend jusqu’à la race. L’orgueil national est à la base de toutes les querelles des peuples. L’orgueil de race est le mobile de toutes les expéditions coloniales. Ils sont le prétexte idéologique de toutes les entreprises de massacre et de rapine. Gobineau a très bien expliqué comment la mégalomanie orgueilleuse de Louis XIV est passée dans la nation française. Aucun peuple n’est exempt d’un orgueil semblable, inspirateur de l’impérialisme de chacun d’eux et, s’il en est qui ne dominent pas, c’est qu’ils ne le peuvent pas. E. Reclus a fort justement dit : « Aucun peuple d’Europe n’a qualité pour parler au nom de la justice. » On peut en dire autant de tous les peuples du monde. Aucun, non plus, n’a qualité pour parler au nom d’une intelligence supérieure. La sottise est de toutes les couleurs de peau et se manifeste sous toutes les latitudes. Les esthètes tatoués de la Côte d’Azur n’ont pas de leçon à donner à ceux invertis de Berlin, et les trublions de MM. Daudet et Taitinger ne sont pas moins grotesques que ceux de M. Hitler ; ils sont tous de la même famille de ces dangereux abrutis qu’A. Retté voulait faire mettre en cages. L’orgueil individuel, légitimement appuyé sur le sentiment de la noblesse personnelle, est devenu méprisable en se changeant en vanité aristocratique oppressivement exercée contre le plébéien, l’esclave, le serf, le manant, le sujet, le peuple, même quand il est fallacieusement appelé « souverain ». L’orgueil national, légitimement fondé sur la part de véritable civilisation apportée par un peuple à la civilisation générale, a sombré dans la vanité nationale conquérante et dominatrice des autres peuples.

L’orgueil est, encore plus que la conscience parce qu’il est plus naturellement impulsif et moins raisonné, le stimulant et la récompense de l’effort individuel. L’orgueil du travailleur, penseur ou ouvrier, qui se traduit dans la joie d’avoir conçu puis mis toute son habileté à réaliser son œuvre, si modeste soit-elle, est sain, légitime, nécessaire. Il entretient la volonté d’indépendance de l’homme libre et fier. Il le rend indifférent à l’approbation ou à l’improbation d’autrui. S’il est « la vertu du malheur », comme l’a appelé Chateaubriand, il en est aussi le réconfort et la consolation. Il ne se pare pas des plumes du paon pour paraître avec un éclat qui n’est pas le sien ; il brille par lui-même et ne trompe personne. Il donne ainsi un noble exemple et il est une protestation contre le parasitisme vaniteux des frelons de la ruche sociale. Les âmes esclaves ne connaissent pas l’orgueil ; elles ne possèdent que la vanité qui inspire le stupide désir de paraître. L’orgueil est d’autant plus utile à l’homme qu’il l’empêche, par respect pour lui-même, de se livrer à des actes blâmables qui lui procureraient l’humiliation de son propre mécontentement et du reproche des autres. Il est la juste fierté de soi chez l’homme supérieur, le sentiment qui faisait dire à Cicéron : « Je préfère le témoignage de ma conscience à tous les discours qu’on peut tenir de moi ». Il est la magnifique protestation du génie incompris par « la bêtise au front de taureau », que Villiers de l’Isle Adam exprimait ainsi : « Celui qui, en naissant, ne porte pas dans sa poitrine sa propre gloire, ne connaîtra jamais la signification réelle de ce mot ». Il est enfin la hautaine et sereine attitude d’A. de Vigny disant dans la Mort du loup :

Gémir, pleurer, prier, est également lâche.
Fais énergiquement ta lourde et longue tâche
Dans la vie où le sort a voulu t’appeler
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler.

Ceux qui ont des âmes bassement vaniteuses, qui se sentent à l’aise dans une servilité leur permettant de « vivre bien pour mourir gras » et dont le suprême vœu est d’avoir un bel enterrement, ne peuvent comprendre cet orgueil farouche et olympien, pas plus que celui du loup affamé du fabuliste qui « n’avait plus que les os et la peau », mais qui ne s’enfuyait pas moins à la vue du cou du chien pelé par le collier.

Gérard de Nerval, voyageant en Orient et entendant un janissaire parlant avec mépris d’un banian (homme de rien), disait : « J’ai toujours remarqué avec peine le mépris constant de l’homme qui.remplit des fonctions serviles à l’égard du pauvre qui cherche fortune ou qui vit dans l’indépendance ». Il en est ainsi sur toute la planète. C’est la rançon de l’orgueil qui défend la dignité et la liberté humaines d’exciter la haine des « serviteurs de l’ordre ». Au lieu de condamner cet orgueil, comme l’enseignent les moralistes de l’esclavage, sachons le porter et l’exalter en nous et autour de nous. Le jour où un orgueil véritablement humain allumera dans toutes les poitrines le feu des nécessaires révoltes, on ne verra plus de soldats pour exercer les brigandages nationaux, de policiers pour protéger les temples du veau d’or, de larbins pour vider les pots de chambre aristocratiques et démocratiques. Les « maîtres » ne trouveront plus de « valets ». La justice sociale et la fraternité humaine, soutenues par un orgueil individuel et collectif aussi jaloux de ses devoirs que de ses droits, auront des garanties autrement solides et légitimes que dans les grimoires d’une arbitraire « légalité » et les pratiques pharisiennes d’une odieuse « charité », produits séniles d’une vanité qui est la caricature de l’orgueil. — Édouard Rothen.


ORIENTATION n. f. L’orientation est l’art de déterminer les points cardinaux du lieu où l’on se trouve, de disposer une chose suivant la position qu’elle doit