Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/541

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
ORI
1884

facile qui, pendant ce même laps de temps, a échappé à la majorité ; on fuit l’occupation tenace, persévérante et… la jeunesse suit. »

On a pu constater :

1° Que certains métiers, certaines professions n’attirent plus la jeunesse ;

2° Qu’il en est d’autres, au contraire qui l’attirent en excès ;

3° Que les parents et les enfants préfèrent, en général, les occupations qui n’exigent pas d’apprentissage ou un bref apprentissage et assurent un gain immédiat.

Les industriels, les commerçants, les dirigeants des grandes administrations se sont alarmés, lorsqu’ils ont manqué de la main-d’œuvre qualifiée qui leur était nécessaire. Ils se sont alarmés aussi lorsque cette main-d’œuvre s’est offerte en trop grande abondance, car si cette abondance leur a permis d’obtenir des prix moins élevés, elle leur a fait craindre que la constitution d’une armée de chômeurs, de « mal contents » ne voue le pays « au désordre et à l’anarchie ».

Pour une autre raison encore, les industriels devaient favoriser le mouvement en faveur de l’orientation professionnelle. « Signalons, écrit Fontègne, l’impérieuse nécessité qu’il y a à réduire le plus possible les accidents du travail. L’ « Association des industriels de France contre les accidents du travail » estime que, chez nous, trois mille personnes par jour sont victimes d’accidents et que la seule catégorie des accidents du travail coûte à l’industrie plus d’un milliard annuellement. » « A Paris, à la Société des Transports en Commun, où M. Lahy a introduit les méthodes de sélection psychotechnique, une enquête a montré que les wattmen admis sans examen psychotechnique préalable avaient causé, au cours d’une année, un nombre d’accidents de 16 % supérieur à ceux qui ont été causés par les agents sélectionnés. »

Enfin, le mouvement en faveur de l’orientation professionnelle a eu l’appui des chercheurs et des savants. Certes, il y a eu des pseudo-savants, peu sérieux. Wintsch nous cite un « conseiller de professions qui juge des capacités psycho-techniques d’un futur apprenti en lui faisant dessiner un chat. » Cependant, la plupart, plus sérieux, reconnaissent qu’on en est aux travaux de début et sont beaucoup plus modestes en leurs prétentions. Ajoutons qu’ils sont, en général, plus désintéressés, qu’ils ne craignent pas, à l’occasion, de se mettre en travers des prétentions de certains employeurs qui ne voient que leur intérêt immédiat et se soucient peu de ceux des futurs apprentis comme aussi de ceux de la société.

Comme résultat de ces diverses influences, des offices d’orientation professionnelle ont été créés. En 1928, l’action de ces offices s’est exercée sur 18.425 enfants ; il s’agit de la France seulement, bien entendu. Il existe un Institut National d’Orientation Professionnelle qui publie un bulletin mensuel dans lequel on peut trouver d’assez nombreuses informations concernant non seulement la France, mais aussi l’étranger. Et la classe ouvrière ? Malgré un rapport de la Commission de l’Enseignement de la C. G. T., il nous semble qu’elle s’est encore peu souciée de la question.

Ainsi donc, l’orientation et la sélection professionnelles ont été utilisées surtout par le capitalisme et l’ont été tout naturellement à son profit.

Elles ont également été des instruments aux mains des divers nationalismes, non seulement dans la période de guerre, mais aussi en dehors de la guerre. On sait que divers gouvernements, et en particulier les États-Unis, ont pris des mesures pour limiter et régulariser l’immigration.

A d’autres égards, ce mouvement peut ne pas être sans danger pour la classe ouvrière. Il est clair que les classes dirigeantes seraient heureuses de la diviser en classes hostiles et il semble bien qu’elles y soient

parvenues dans une certaine mesure aux États-Unis.

Il est à craindre, aussi, que l’on ne se préoccupe trop des besoins du moment et que, par souci utilitaire, on ne forme des apprentis en vue d’un travail en série et d’une production intensive, mais non point capables de s’adapter. « L’ouvrier, écrit M. Maisonneuve, ne doit pas être à la merci d’une industrie qu’une invention, une crise économique, une modification douanière, un caprice de la mode peuvent faire disparaître. Son éducation générale doit lui permettre de s’adapter avec un minimum de temps et d’efforts à une nouvelle profession.

Enfin, n’oublions pas que tout progrès dans le machinisme et l’organisation scientifique du travail sera dangereux s’il n’est accompagné d’un progrès dans l’organisation sociale, car il aura pour résultats l’avilissement du prix de la main-d’œuvre, le chômage, la misère et les guerres qu’amènent la surproduction et la concurrence économique.

Au moment où nous écrivons ces lignes, il y a des millions de chômeurs dans le monde. Cependant des enfants qui devraient encore aller à l’école pour s’instruire doivent travailler, des femmes chargées de famille et des vieillards travaillent. La question du choix du métier se pose à l’enfant, alors qu’il est en pleine évolution de puberté. L’orientation professionnelle est alors illusoire parce que la personnalité physique et la personnalité morale ne sont pas formées. L’époque de la puberté, dit Wintsch, est une période de déséquilibre physique et mental, et c’est le moment où l’on met les enfants devant les chemins de la vie. Ce n’est qu’un des aspects du désordre social.

Résumant Wintsch, M. Pierrot écrit : « Pourquoi l’homme a-t-il fait des conquêtes si importantes dans le domaine technique ? Au point de vue logique (lequel ne correspond pas toujours, je l’avoue, avec la réalité), c’est afin d’avoir plus de sécurité et moins de peine ; moins de peine et plus de loisir pour l’adulte qui devrait avoir le temps de varier son activité et même tout simplement de rêver, moins de peine pour les vieux, pour les femmes chargées de famille, et point de travaux forcés pour les adolescents. Un des premiers bénéfices du machinisme, et le plus important au point de vue social, devrait être de donner à tous les enfants des hommes la possibilité d’une instruction complète (instruction professionnelle non étroitement spécialisée et culture générale), jusqu’à l’âge de 18 ans au moins, sans qu’ils soient forcés de gagner prématurément leur vie. L’avenir verra une orientation éducative, selon les aptitudes, plutôt que l’orientation professionnelle, telle qu’on la conçoit aujourd’hui.

Trop de techniciens, m’objectera-t-on. Mais le machinisme aura toujours besoin davantage de techniciens, et, d’autre part, la machine doit remplacer les manœuvres — pas complètement, c’est entendu. Or, il y aura toujours aussi (en moins grand nombre, sans doute, avec les progrès de l’hygiène), des débiles intellectuels qu’il faudra orienter dans les écoles spéciales vers des besognes simples et sans responsabilité ; il y aura aussi des gens pour qui la technique est rebutante, et qui préféreront une activité sociale plus fantaisiste, ou même une activité monotone et subalterne, pourvu qu’elle soit de courte durée.

Sans doute, outre les manœuvres, la vie économique a besoin de travail manuel qualifié. Mais ce travail manuel qualifié nécessite la connaissance d’une technique artistique et scientifique. D’ailleurs, il ne s’agit pas de refouler le goût de beaucoup d’enfants pour les occupations manuelles et les occupations artistiques. Au contraire, une société où le travail serait au premier rang comme valeur morale, devrait accorder au travail manuel qualifié (horlogerie, bijouterie, ébénisterie, mécanique, ferblanterie, etc…) toute l’importance qu’il mérite. Il n’est pas mal, non plus, que le techni-