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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/543

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ORN
1886

des maisons édifiées sur le même modèle, des humains vêtus de la même façon, des mentalités découpées sur le même patron, il n’est rien de plus décourageant ni de plus déprimant pour celui qui est convaincu qu’une bonne partie du malheur des humains provient de leur soumission à ce que j’appellerai la fatalité du conformisme.

Quiconque a un peu observé sait que la foule ne supporte pas, n’admet pas l’homme qui se situe à part, en dehors d’elle, qui s’éloigne pour réfléchir, pour méditer, pour se replier sur lui-même. Celui qui ne bavarde pas, qui ne se mêle pas, comme les autres, aux mille petits papotages ou intrigues qui remplissent les loisirs des civilisés, celui-là a beau ne pas porter préjudice à autrui ; il est non seulement mal vu, considéré comme faux et sournois, mais il sent se tisser autour de lui tout un filet d’animosités et de gestes hostiles. On lui en veut, on ne lui pardonne pas, soit d’être « un solitaire », soit de se « singulariser ». Petit ou grand, le peuple le considère comme son ennemi. Et cette inimitié vient de ce que son entourage sent très hien qu’il lui échappe, qu’il se soustrait à son influence, à son pouvoir, La foule, petite ou grande, sent comme un blâme, comme un reproche dans toute existence qui évolue en pleine autonomie, éloignée du brouhaha, des mesquineries qui l’agitent.

La foule accueille volontiers un chef, un dompteur, un dictateur, démagogue, homme à poigne. S’il réussit à s’implanter, à se hisser sur le pavois, elle applaudit ; mais elle ne ressent qu’aversion ou ne professe que raillerie à l’égard de l’original qui ne veut cependant, lui, exercer aucune domination sur elle.

Cette crainte de l’originalité se manifeste jusque dans le soin et le souci que prennent les biographes pour laisser dans l’ombre, ou tout au moins, quand c’est impossible, pour excuser les « extrémités » auxquelles se sont livrés ceux dont ils racontent la vie. Ce sont cependant ces écarts, ces anomalies qui leur ont permis de faire figure au milieu de tant d’êtres indistincts, d’ébranler, par leur exemple, quelque tradition asservissante, quelques préjugés rétrogrades.

Malgré les acquis ou les transformations de la technique productrice, malgré que les journaux quotidiens apportent chaque matin à leurs lecteurs des nouvelles des cinq parties du monde, le novateur littéraire ou artistique, l’annonciateur de mœurs nouvelles, le pratiquant d’une existence qui s’insoucie de la morale établie ou même simplement du qu’en dira-t-on, est considéré avec méfiance, et rares sont les portes qui s’ouvrent devant lui. Pis encore, quiconque veut introduire dans un milieu constitué une formule nouvelle, dérangeant les habitudes ou les coutumes routinières, ébranlant les doctrines acceptées, se voit imposer silence et toutes les barrières imaginables sont opposées à la réalisation de ses idées.

Il n’en est pas autrement dans les milieux qui se proclament d’avant-garde et où il est de bon ton de flétrir la banalité, la routine, etc… Leurs composants font grise mine à quiconque des leurs s’écarte de la mentalité moyenne ou courante. Ces milieux réclament à cor et à cri de l’originalité, mais ils mettent l’original à l’index. Ils affirment volontiers que sans originalité, l’effort le mieux soutenu n’aboutit qu’à perpétuer la routine. Mais, en pratique, leur manière de vivre ne diffère que peu de celle des composants des autres milieux. Ils ne songent même pas à discuter les opinions de leurs ancêtres intellectuels qui ont pu être originaux en leur temps, mais dont les conceptions se ressentent de l’époque où ils vécurent.

On peut considérer comme à son déclin, comme incapable de se renouveler, malgré toutes les apparences, tout mouvement qui s’oppose à la formation ou l’intro-

duction de façons de comprendre, de sentir, de réaliser autres ou différentes de celles des prédécesseurs, des aïeux, du groupe voisin. L’hostilité à la création de vues nouvelles, ou à l’énonciation de nouvelles thèses est un symptôme de caducité. Refuser de leur laisser voir le jour en les qualifiant de « déviation », par exemple, est soit un signe de couardise, soit une marque de paresse intellectuelle.

Dans le milieu anarchiste, il y a place pour toutes les originalités, pour tous les originaux, pour tous ceux qui ne veulent pas vivre comme tout le monde : par ce simple fait qu’il est négateur de l’État, de l’autorité gouvernementale. Le propre de l’archisme, en effet, est de réduire, de presser, de supprimer les non-conformistes, tout individu qui ne se conforme pas à l’organisation étatiste risquant de troubler l’ordre établi. En anarchie, il n’y a pas d’ordre préétabli, il n’est que des isolés ou des groupements (auxquels n’appartiennent que ceux à qui convient l’association) œuvrant en toute autonomie. L’originalité et les originaux ne peuvent donc entraver l’évolution des uns et le développement des autres. Au contraire, ils leur apportent un regain de dynamisme et un surcroît de vitalité. — E. Armand.


ORNIÈRE n. f. (du latin orbita, roue de voiture). Au sens propre, une ornière est une trace profonde laissée sur un chemin par les roues des voitures. Au sens figuré, c’est une vieille habitude, une routine invétérée. Tradition et routine, voilà justement les grandes ennemies de la liberté. L’homme civilisé ne croît pas en plein champ, au grand air ; comme l’arbre d’un espalier, on l’émonde, on le taille, sans souci de ses dispositions, exclusivement selon le bon plaisir du maître. Il n’est qu’une unité, l’élément d’un ensemble ; ce qu’était l’arbre d’avant il devra l’être : les individus passent, le plan demeure. Ainsi, dans les cités humaines, les lois décrétées par les morts continuent de régir les vivants. « Des croyances, des institutions, des mœurs s’éternisent, sans utilité ni raison, parce qu’elles viennent des ancêtres. Bonnes, puisque vieilles, dit-on. Car tel est le pouvoir de la répétition qu’elle justifie l’absurde et sanctifie l’infâme. Pendant des millénaires les pieds des chinoises en surent quelque chose, et les ongles des mandarins, et l’épiderme des papous, et le sexe des castrats romains. Faire ce qu’on fit avant, uniquement parce qu’il y a des siècles on le faisait déjà, tel est le secret tant prôné de la tradition. » (A la Recherche du Bonheur.) A l’esclavage antique, à l’omnipotence des pères, à la tutelle indéfinie des femmes, aux horribles supplices de nos vieux tribunaux, elle servit d’argument pour durer ; les plus cyniques abus, les pires cruautés ne l’invoquèrent jamais en vain. A bon droit, l’injustice moderne s’en fait donc un rempart. Zébrures et cicatrices ne sont plus de mode, nos corps peuvent grandir sans contraintes, mais nos esprits sont emmaillotés, dès l’enfance, dans des étaux ficelés par des chefs prévoyants. Aux futurs maîtres l’on conserve la vue, mais à la multitude des agneaux l’on ferme les paupières : demain, brebis, brebis aveugles, que l’on tondra sans peine. « Donnez-moi l’enfant jusqu’à l’âge de sept ans, a dit un prêtre célèbre, et il restera l’enfant de l’Église pour le reste de son existence. » Parole terrible de vérité, tant sont habiles certains opérateurs. Et la société continue l’œuvre de l’école ; par l’opinion, par la presse, par la loi, elle impose des manières de sentir, de penser, que les gens chics portent à la façon de chaussures à la mode. Rompre avec le snobisme et les préjugés, sortir de l’ornière, tel doit être le premier souci du chercheur libre. Sincérité, réflexion, ces antidotes de l’hypocrisie sociale doivent constituer les éléments de sa respiration.