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les gouvernés. Pris individuellement, chacun des malheureux, des déshérités, des victimes de l’organisation sociale actuelle, exprimera son insatisfaction. Il dira ses griefs confus contre le sort qui lui est dévolu, son écœurement, son ressentiment même au spectacle de tant d’injustices qui l’atteignent, ira jusqu’à exprimer son désir de voir tout cela transformé, amélioré, mais il conclura sur une plainte ou un geste vague : là se bornera ce qu’il est capable de faire. Tout, d’ailleurs, dans les institutions et les mœurs, concourt à le châtrer de ses énergies et le premier soin des puissants est de verser les meilleurs soporifiques sur sa détresse résignée. « Je voudrais bien sortir de cet état, dit parfois, le pauvre hère, mais je n’y puis rien. Si je fais quelque chose, je serai seul. Mes frères de misère seront même contre moi. » Et il s’abandonne…

Mais, que sur l’initiative d’individualités remuantes, ou de groupes organisateurs ou que, sous l’impulsion d’une grande colère soulevée par une iniquité plus grave que de coutume, ces isolés se trouvent rassemblés, leur nombre fait disparaître la peur ; de se sentir arrachés à leur dispersion douloureuse, de percevoir qu’un même sentiment anime des centaines ou des milliers d’êtres comme eux, la résignation fait place à la révolte ; la terreur soumise s’efface devant l’audace, et celle-ci peut devenir révolutionnaire.

Les dirigeants connaissent cette psychologie des foules, cette volonté collective qui se dégage des manifestations populaires et peut susciter les plus importants événements sociaux.

On commence par manifester dans une salle, paisiblement assis, applaudissant à l’éloquence d’un orateur, votant des ordres du jour. On manifeste ensuite dans la rue sous la conduite de bergers ayant le souci de l’ordre public, ne voulant pas compromettre leur carrière politique dans un choc entre les forces populaires et le rempart du régime. C’est le cortège pacifique, avec musiques et drapeaux. Mais cela peut devenir, dans l’explosion d’une colère longtemps contenue et qui trouve soudain son écho dans la colère voisine, sous la surexcitation d’une injustice plus criante, ou la provocation de la police ou de l’armée, à la faveur de quelque autre événement ou circonstance, parfois secondaire, mais qui joue le rôle d’étincelle et met le feu aux poudres, la manifestation peut être le premier grondement de l’émeute imprévue et de la révolution qui couvait.

Les grandes révolutions politiques ou sociales n’ont pas débuté autrement que par des manifestations où le peuple prenait conscience, dans le coude à coude, de sa puissance collective. La prise de la Bastille fut précédée de manifestations dans la rue, surtout aux abords du Palais-Royal. Les journées révolutionnaires, comme celle du 10 août et d’autres, furent des manifestations populaires.

La première révolution russe, de 1905, fut marquée par la grande manifestation devant le palais du tsar, où le peuple encore confiant et disant naïvement sa misère, fut accueilli par la mitraille.

Les gouvernants savent très bien que le meilleur fondement de leur puissance est la crainte que le peuple éprouve en face des forces militaires, policières et judiciaires. Qu’une manifestation, se transformant en bagarre, prenne figure d’émeute, que le peuple se sente le plus fort, ne fût-ce qu’un moment, et c’en est fini de la terreur organisée, systématique, dans laquelle il se débattait, et le pouvoir politique entend sonner le glas de son autorité balayée.

Aussi ne faut-il s’étonner si le droit de manifestation populaire, au titre de doléances ou de réclamation, n’a jamais été admis, sous aucun régime, par les gouvernements. Quelle que soit l’étiquette politique ou constitutionnelle des pouvoirs, la manifestation popu-

laire a toujours été considérée par eux comme une menace et un danger qu’il fallait écarter à tout prix, et cela d’autant plus que le malaise s’avérait sérieux et inquiétant. Toutes les forces répressives sont mises en jeu dès qu’il s’agit d’interdire une manifestation. On sait de quelle façon sauvage les policiers procèdent, par ordre, dans ces cas-là. Coups de matraques, arrestations, condamnations, fusillades guettent le peuple souverain. On connaît aussi la formule hypocrite qu’étale, le lendemain, la presse bourgeoise : « La police a du faire usage de ses armes », ce qui veut dire qu’on a assassiné des manifestants, la plupart du temps désarmés.

Un gouvernement ne se maintient que par la crainte qu’il inspire Enlevez cette crainte, et aucun pouvoir, politique ou autre, ne peut subsister. C’est pour lui une question de vie ou de mort. On tolère bien certaines manifestations, mais à contre-cœur et exceptionnellement, et sous réserves et avec garantie que « tout sera calme ». Et dans les centres, les quartiers ou les artères ne présentant aucun risque pour la stratégie de la répression officielle. Dans les grandes villes et surtout dans les capitales, le droit de manifestation populaire est presque toujours totalement et sévèrement prohibé.

Les partis politiques, même ceux d’opposition, n’usent que très rarement, et en l’entourant de restrictions, de la manifestation populaire, dont ils redoutent la portée et les conséquences imprévues. Ils sentent, instinctivement ou consciemment, que c’est une arme qui peut se retourner contre eux. La fureur populaire a toujours déplu et déplaira toujours aux maîtres d’aujourd’hui, d’hier ou de demain. On ne sait jamais’où elle s’arrêtera. Et il ne faut pas habituer le peuple à braver la férule et à prétendre tenir tête au pouvoir !

Certains camarades, surtout ceux qui fondent tous leurs espoirs sur l’évolution individuelle, méprisent plus ou moins les manifestations populaires. C’est, à mon avis, une erreur. La poussée des foules, longtemps souterraine et qui soudain explose, a autant de vertu révolutionnaire que la volonté patiente des individus. C’est elle qui est à l’origine de bien des transformations sociales. Et nous devons la plupart des quelques maigres libertés dont nous jouissons aux manifestations populaires. Si on ne nous les enlève pas toutes, c’est parce que les gouvernants craignent encore un peu le soulèvement des masses. Les manifestations demeurent un des meilleurs moyens que possèdent les exploités pour faire entendre leur voix, attirer l’attention sur leurs maux et sur leurs espérances, faire reculer les tentatives de réaction, et préparer l’avènement des libertés. ‒ G. Bastien.


MANIFESTE. (latin manifestus). Adj. Caractérise ce qui est clair, évident et n’appelle pas de longue démonstration : erreur, menteur manifestes. Subst. On désigne ainsi (il commençait, invariablement, jadis, par la formule manifestum est : il est manifeste, d’où son nom), en politique, l’exposé public des réclamations ou des motifs d’agir, adressé par un gouvernement à une ou plusieurs nations étrangères. Il est parmi les gestes qui précèdent les conflits guerriers et qui prétendent à les expliquer, souvent même à les justifier. Sous les intentions pacifiques qu’invoquent les pouvoirs dont il émane et les efforts tentés, prétend-on, pour prévenir le choc de la force brutale, se dissimule le plus souvent la duplicité de campagnes insidieuses, semées de faux et de provocations, qui ont préparé ou rendu inévitables des conflagrations attendues ou escomptées. Il procède ainsi de cet art ancien de circonvenir les peuples que la presse a si magnifiquement secondé, dans les temps modernes. La manifestation écrite qui, avant la déclaration de guerre et la rencontre des armes, s’annonce en éclaircissement, résume habilement, et