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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/590

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PAI
1933

faite par un monde qui se qualifie de civilisé. Et sur des ruines, qu’il sera à tout jamais impossible de relever, les misérables restes des peuples belligérants concluront une Paix, qui, à coup sûr cette fois, ne sera suivie d’aucune nouvelle guerre. »

Et il conclut : « il se peut que l’Humanité souffrante, poussée par une colère déchaînée, lynche ceux qui, en politique, en paroles et en écrits se sont faits les prophètes du vieux système du règlement de compte par la guerre. »



Nous voici maintenant renseignés. Nous savons ce que serait une guerre en l’état actuel des armements. Or, c’est justement ce qui nous rassure. En effet, nous ne pensons pas, malgré ces horribles perspectives, qu’il y ait lieu de se frapper. Au contraire, c’est l’occasion de vérifier l’exactitude de ce vieux principe qui veut que le bien résulte très souvent de l’excès même du mal. Notre opinion est donc nettement optimiste. Aussi le lecteur est-il invité à examiner, avec attention, cette thèse, en apparence paradoxale, que le développement de l’arme aéro-chimique doit inaugurer l’ère de la Paix entre les Peuples.

En effet, les guerres n’existent, ne peuvent exister que du fait qu’une partie de la population n’y prend pas une part effective. Il saute aux yeux que ceux qui veulent la guerre, ceux qui y ont intérêt, ceux qu’elle sert, ne doivent participer d’aucune manière à ses dangers. A quoi leur servirait l’argent, même la gloire ramassés sur l’hécatombe s’ils devaient faire partie des victimes ?

Dans toute guerre, il y a inévitablement l’avant et l’arrière. A l’avant sont les héros plus ou moins volontaires. Plus en arrière sont les gendarmes dont la mission est de maintenir dans les bonnes traditions du courage militaire, ceux qui seraient tentés d’y faillir. En arrière encore, on rencontre les États-majors à qui est dévolue l’élaboration des magnifiques plans stratégiques et tactiques dont nous connaissons, hélas ! les effets. Puis, tout à fait à l’arrière, ceux qui assurent l’armement et la vie matérielle du pays, ouvriers et ouvrières de l’usine ou des champs. On conserve aussi à l’arrière, des hommes qui ont la charge d’entretenir en bon état le moral des Nations : Écrivains spécialisés, poètes du genre, chanteurs, journalistes, répandent chaque jour en vers et en prose, dans une presse savamment censurée, une confiance inébranlable, annonçant les victoires des chefs, les replis des soldats, tout en magnifiant comme il convient la puissance de l’armée et le courage de ses héros.

Au centre de tout ceci, le gouvernement et les parlementaires palabrent et marquent les coups, tandis que les commerçants et industriels fabriquent et vendent, qui des armes, qui des chaussures, qui des vêtements, qui des munitions, que, en un mot, les uns et les autres font des affaires. Comme l’arrière, d’autre part, abrite aussi des étrangers qui dépensent de l’argent, d’autres qui en gagnent, qu’il y a des embusqués qui s’ennuient, des femmes libres, des travailleurs d’usines qui ont le filon, des hommes trop jeunes, des hommes trop vieux, alors… que voulez-vous, il faut bien vivre : les théâtres s’ouvrent, les lieux de plaisirs se créent petit à petit, et ceux de l’arrière, sauf exceptions rares, en arrivent à oublier que la guerre existe, que là-bas, sur le « front », pères, frères, maris, dans le froid, dans le sang, dans la neige et dans la boue, souffrent et meurent. Ils sont d’ailleurs loin, les pauvres combattants, et nul ne pourrait entendre leur râles, ni leurs gémissements !

L’énergie de l’arrière reste donc intacte ; et son courage et son civisme ne font que grandir avec les jours, et ce courage et ce civisme exigent impérieusement la

victoire, non pas une victoire quelconque, mais la vraie victoire, une victoire complète. Quelque temps que cela puisse durer, il n’importe : on résistera, et l’arrière tout entier fait serment de tenir jusqu’au bout, Le gouvernement, de son côté, ne se montre jamais inférieur ; il tient ses séances régulièrement, insouciant du danger. Si pourtant, par un hasard invraisemblable, les ennemis poussaient l’indiscrétion jusqu’à s’approcher trop, il serait prêt, lui aussi, aux sacrifices utiles. Sans hésiter, malgré les ennuis d’un déménagement hâtif, il se transférerait plus loin, aussi loin qu’il serait nécessaire, pour proclamer, du haut de sa nouvelle tribune, la foi inébranlable du pays dans l’héroïsme et la ténacité des combattants.

C’est donc à l’arrière, on le voit, et à l’arrière seulement, que vibre et palpite intacte l’âme de la guerre et du courage persévérant.

Mais que va-t-il advenir de cette âme collective, de ce courage, avec l’arme aéro-chimique, quand le champ de bataille aura changé de front, ou, si l’on préfère, qu’il n’y aura plus de front, que les gaz et l’incendie, venus par avions, ne choisiront plus leurs victimes et frapperont aveuglément sans prévenir, les cités, les gouvernements même, les pauvres, les riches, les hommes, les femmes et les enfants ? Qu’adviendra-t-il de ce courage, quand l’arrière tout entier, avec ses habitations, théâtres, usines, se trouvera exposé, tout autant, sinon davantage, que les soldats du front ? C’est pourtant là ce que nous réserve la prochaine dernière !

Et que l’on n’aille pas compter sur l’ « Humanité » de l’adversaire pour épargner les « innocents ». Le seul fait que les peuples n’auraient pu s’entendre pour éviter un conflit dont ils ne pouvaient méconnaître les résultats, établirait la preuve que les hommes ne sont pas, dans leur ensemble, guéris de leur féroce imbécillité. Si des puissances font la guerre, c’est pour la gagner, dès lors (nous en avons déjà vu des exemples), les adversaires ne ménageront rien ni personne, et feront l’impossible pour obtenir, par tous les moyens, une décision rapide, afin d’imposer les conditions d’armistice qu’elles auront choisies.

Nul n’a donc plus rien, désormais, à espérer de la guerre. Pas plus l’arrière que l’avant, pas plus le riche que le pauvre, le maître que l’ouvrier. Les vautours eux-mêmes et les corbeaux n’y pourront trouver avantage, puisque les charognes dont ils se repaissent seront empoisonnées. Vivent donc les gaz, s’ils ont cette conséquence inattendue, en rendant la guerre plus atroce, de la rendre impossible ! Surtout, si par une sorte de choc en retour, ce sont les fauteurs et les bénéficiaires de guerre, principalement, qui les premiers, devront en subir la rigueur.

Ceci admis, quel gouvernement oserait déclencher une guerre, certain que la population tout entière et lui-même se trouveront sans défense possible, exposés aux coups de l’ennemi, tout autant et plus encore que le combattant en uniforme, et sachant qu’au surplus, la fuite, même jusqu’à Bordeaux, ne saurait le protéger ?

On a objecté à ce raisonnement : Pourquoi un autocrate aux abois renoncerait-il à la guerre comme dérivatif, puisque, justement en raison de l’efficacité des armes modernes, il serait certain au moyen d’une attaque-surprise d’anéantir une ville, et d’amener, par conséquent, l’adversaire à capituler ? Qu’une attaque brusquée lui permette de mettre en cendres la capitale ennemie, c’est hélas ! possible, mais il n’aura pas réduit, de ce fait, tous les centres d’aviation disséminés sur le territoire visé. Il devra donc s’attendre, en admettant même l’indifférence des États voisins, à des représailles impitoyables et terribles. Ayant semé l’horreur il récoltera l’horreur, mais de victoire, point !

Il ne reste donc actuellement que deux solutions : La Paix, ou la fin du monde civilisé.