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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/599

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PAN
1942

dogmes imposés par Rome, ils ont soin de parler quelquefois d’un dieu personnel. Mais leur panthéisme latent se fait jour de mille manières dès qu’ils s’expriment avec sincérité.

Au moyen âge, deux professeurs de l’Université de Paris, Amaury, de Chartres, et David, de Dinan, enseignèrent un panthéisme rationnel. Ils s’inspiraient de la philosophie arabe alors très florissante et dont quelques représentants manifestaient des aspirations panthéistes. Amaury admettait que tout est un, que les idées de l’intelligence divine étant à la fois créatrices et créées, le créateur et la créature sont une même chose. D’où la conclusion que Dieu est tout et que tout est dieu, les êtres émanés du premier principe devant retourner à lui et s’absorber dans sa substance. C’était pousser le réalisme à ses dernières conséquences et renouveler le panthéisme que Scot Erigène avait professé au ixe siècle. David, de Dinan, identifiait le connu et le connaissant. Il distinguait trois formes d’existence : la matière, la pensée, dieu, qui se confondaient finalement dans une substance indéterminée, dont les évolutions engendraient toutes choses. Au xive siècle, le panthéisme transpire dans les écrits de plusieurs mystiques ; discret chez Tauler qui cherche à calmer les défiances des théologiens, il se dégage nettement des formules employées par son maître Eckard. « L’amour divin, écrivait ce dernier, anéantit tout ce qu’il y a d’humain dans notre âme, pour la confondre, pour la convertir en Dieu, de même que la formule sacramentelle change la substance du pain encharistique, et le fait devenir le vrai corps de Jésus-Christ. » Un mystique tout à fait hétérodoxe et qui témoigna d’une grande profondeur d’intelligence, le cordonnier de Görlitz, Jacques Boehm, déclarait, à l’époque de la Renaissance, que tout émane de Dieu. Une dualité : être et néant, tendresse et violence, bien et mal, constituerait le fond de tout ce qui existe ; mais cette dualité aboutirait à l’unité par l’identification des contraires. On trouve des conceptions panthéistes chez d’autres auteurs de la Renaissance. Giordano Bruno s’inspire des Eléates et des Alexandrins. Pour lui l’univers est la manifestation visible de Dieu ; l’infini variété des individus n’est que l’expression de son unité partout présente. Giordano Bruno fut brûlé par ordre de l’Inquisition romaine. Chez Vanini, cette autre victime de l’intolérance religieuse, on rencontre aussi des traces de panthéisme.

Avec Spinoza, au xviie siècle, nous arrivons à une doctrine dont l’importance est primordiale en philosophie. C’est d’une façon toute mathématique, sous forme de définitions, d’axiomes, de postulats, de corollaires rigoureusement enchaînés entre eux que le système est exposé. Inspiré de Descartes, le spinozisme aboutit, néanmoins, à des conclusions très originales ; parti de la définition de la substance, il montre qu’il n’y a qu’une seule cause, Dieu, et que notre univers sort de lui nécessairement. La troisième définition de l’Éthique nous renseigne sur la substance, la sixième sur Dieu. « J’entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept peut être formé sans avoir besoin du concept d’une autre chose. » « J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. » Nous connaissons seulement deux attributs de la substance divine, la pensée et l’étendue. Ces attributs infinis s’expriment par des modes finis ; et les modes de la pensée et de l’étendue constituent l’ensemble du monde. Entre Dieu et le monde, il n’y a qu’une différence de point de vue : Dieu est la nature naturante, le monde la nature naturée. Dieu est étendu, « car tout ce qui est en Dieu, et rien ne peut être, ni être conçu sans Dieu ». Mais il n’a pas de corps et n’est pas divisible. Dieu a pour attribut la pensée ou puissance de concevoir, mais il n’a pas un esprit analogue à celui

de l’homme, même toute proportion gardée. L’intelligence divine diffère absolument de l’intelligence humaine ; elles ne peuvent se ressembler « que d’une façon toute nominale, absolument comme se ressemblent entre eux le Chien, signé céleste, et le chien, animal aboyant ». Ainsi Dieu, la nature naturante, n’a rien de personnel ; l’idée de création est fausse, car elle suppose en Dieu une volonté conçue sur le type humain ; tout ce qui existe découle de la substance divine avec une inéluctable nécessité. Les corps, que nous révèle l’expérience, sont des modes de l’étendue divine ; les âmes des modes de la pensée divine. Chez l’homme nous rencontrons une double série de phénomènes d’étendue et d’idées, c’est-à-dire de modes de l’étendue et de modes de la pensée divines ; modes qui demeurent parallèles, les seconds ayant pour objet de réfléchir les premiers. Le libre arbitre est une illusion qui naît de l’ignorance où nous sommes des causes de nos actions. Dans un être fini, le principe de toute activité morale est « l’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être, et qui n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose ». De cette tendance fondamentale découlent nos émotions, nos sentiments, nos appétits. Pour s’identifier avec Dieu, l’homme doit s’affranchir de ses passions et oublier sa propre individualité. Il devient éternel dans la mesure où il connaît les choses comme éternelles, soit par le raisonnement, soit par l’intuition ; il se divinise dans la mesure où il prend conscience de sa vraie nature qui est identique à la nature de la pensée absolue, c’est-à-dire de Dieu. Excommunié par les juifs, ses coreligionnaires, Spinoza vécut pauvre et solitaire, polissant des verres de lunette pour gagner son pain. Mais son système devait exercer une influence prodigieuse et faire l’objet de discussions qui durent encore aujourd’hui.

Au siècle dernier, le panthéisme a connu une vogue exceptionnelle, grâce aux philosophes allemands. Fichte, Schelling, Hegel l’adoptent tous trois, mais ne le conçoivent pas de la même façon. Selon Fichte, le moi se pose lui-même, et, en développant ses virtualités, il rencontre le non-moi qui ne se distingue pas réellement du moi, qui n’est que l’idéal conçu par le moi ou mieux la partie de l’idéal que le moi n’a pas encore réalisée. Ainsi seul le moi est réel ; son activité produit tout ce qui existe ; il crée le monde qui est dû à la pensée absolue, contrainte de se limiter. Après avoir adopté la philosophie de Fichte, Schelling aboutit à une conception personnelle qui substituait un moi infini au moi relatif admis par le premier. Au commencement il place l’Absolu, principe supérieur et antérieur au moi, « principe neutre, indifférence ou identité des contraires ». L’absolu comprend en lui-même l’identité de l’objet et du sujet, de l’un et du multiple, de l’ordre réel et de l’ordre idéal, mais il évolue et se développe. Dans l’ordre réel, il engendre successivement la nature, l’animal, l’homme, « il sommeille dans la plante, rêve dans l’animal et se réveille dans l’homme ». Dans l’ordre idéal, histoire, vertu, science, bonté, etc., découlent de lui progressivement. Puis l’absolu s’élève au-dessus de ces deux ordres et enfante la philosophie, en se saisissant lui-même comme suprême identité.

Hegel, dont la renommée fut si éclatante, pose comme principe premier l’Idée, où tout le possible est contenu virtuellement, où les contradictoires sont conciliés, et qui porte en soi la nécessité de son existence. Douée d’une logique vivante, l’idée évolue : elle se pose d’abord, puis s’oppose et enfin se réconcilie ; d’où trois moments successifs, la thèse, l’antithèse, la synthèse. Pour Hegel, l’ordre idéal et l’ordre réel sont d’ailleurs identiques : « Tout ce qui est rationnel est réel » ; « Tout ce qui est réel est rationnel ». La logique, qui se confond avec la métaphysique, devient la partie essentielle de la philosophie ; mais elle repose sur la négation du principe de contradiction. L’identité des contraires n’a